Les soft skills, compétences de l’imprévu : entretien avec Michel Barabel

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Professeur affilié et directeur scientifique de l’EMRH à Sciences Po, directeur des publications au Lab RH, rédacteur en chef adjoint au Mag RH, Michel Barabel est un expert reconnu de la formation et de l’innovation managériale en entreprise. Il est l’auteur ou le co-auteur d’une vingtaine d’ouvrages. Le dernier en date, coécrit avec Jérémy Lamri, Todd Lubart et Olivier Meier, vient de paraître chez Dunod : c’est Le Défi des soft skills, Comment les développer au XXIe siècle ? Michel Barabel répond à nos questions sur ce vaste sujet.

 

Y a-t-il une définition précise et consensuelle des soft skills aujourd’hui ?

Dans le domaine des RH, les définitions sont rarement consensuelles. Il n’y a même pas de définition unique de la compétence ! Ce qui est intéressant, c’est de comparer les différentes terminologies, comme soft skills, savoir-être, compétences comportementales…

Dans l’ouvrage, nous définissons les soft skills comme des compétences d’interaction et de réflexion qui permettent à un individu d’agir avec un résultat positif, dans un contexte donné, face à des situations inattendues.

En somme, les soft skills désignent la capacité de l’individu à déployer des actions et des comportements face à des circonstances qu’il rencontre pour la première fois.

Elles comportent :

  • une dimension cognitive (analyse des situations, identification de signaux faibles…) ;
  • une dimension conative (trouver les ressources, l’énergie et les relais pour agir) ;
  • une dimension affective (l’empathie, la capacité à collaborer…).

Les hard skills, les compétences métier, correspondent à l’acquisition de mécanismes et de techniques nécessaires pour maîtriser un geste professionnel dans les circonstances « normales ». Les soft skills, à l’inverse, sont celles que l’on va mobiliser pour résoudre un problème inédit. Les deux ne s’opposent pas mais interviennent dans des contextes différents.

 

La crise sanitaire a-t-elle modifié l’approche des soft skills par les entreprises?

La Covid a été un accélérateur de tendances déjà à l’œuvre dans la société et l’économie depuis au moins la chute du Mur de Berlin. Le changement technologique permanent, le réchauffement climatique, la remise en cause de la modernité génèrent de l’imprévisibilité croissante. La durée de vie des compétences métier décroît.

Parallèlement, le monde devient de plus en plus chaotique, et rend les soft skills d’autant plus utiles. Ces compétences s’en trouvent revalorisées dans la façon dont un RH se fait une idée d’un individu. Les compétences métiers restent utiles, mais les capacités à faire évoluer son portefeuille de compétences, à faire preuve de résilience, à s’adapter à l’imprévu, à saisir des opportunités, à travailler en collaboration ont gagné du terrain. Le contexte chaotique, accru par la covid, est la vraie cause du fait que les soft skills sont devenus le buzzword du moment.

 

Est-ce déjà perceptible dans les pratiques de recrutement des entreprises ?

Il n’y a pas non plus de « grand remplacement » des hard skills par les soft skills. On ne peut pas dire que le diplôme soit mort en France. Ce qui se passe, c’est plutôt que les soft skills subliment les hard skills. Les recruteurs cherchent surtout la capacité des candidats à combiner les deux.

Les façons de recruter évoluent en conséquence. Le CV, la lettre de motivation cèdent du terrain face à des approches collectives, à des entretiens vidéos différés… Des entreprises déploient des dispositifs de recrutement qui permettent de mieux observer les soft skills, mais nous n’en sommes encore qu’au tout début. Nous savons très bien mesurer les compétences mathématiques, par exemple, mais beaucoup moins bien les compétences émotionnelles et comportementales. Il n’y a pas de « test de QI » des soft skills ! Les travaux scientifiques se multiplient sur la question, mais nous sommes encore dans une phase transitoire.

Par ailleurs, la dimension « connaissance de soi » est de plus en plus reconnue comme indispensable pour le leadership et le management. On ne veut plus recruter le premier de la classe dans son domaine technique pour en faire le manager. On recherche davantage un manager réflexif qui se connaît bien, connaît ses faiblesses et ses points forts, tout en sachant écouter et connaître l’autre. On retrouve de plus en plus cette dimension au cœur des programmes de développement du leadership, et c’est nouveau.

 

Combien y a-t-il de soft skills ?

Notre ouvrage comprend un guide pratique des soft skills, qui vise à donner des repères sur ces questions. Nous sommes partis d’un travail de R&D conduit par Jobteaser, qui a permis de mettre au point le référentiel Hester. Celui-ci rassemble 10 soft skills, attachées à 22 méta-capacités et 39 capacités de base. Mais c’est une sélection, qui résulte d’un travail considérable de compilation, de comparaison et d’analyse des référentiels existants. Ceux-ci recèlent des centaines de professions, de compétences et de capacités, que nous avons progressivement ramenées à une soixantaine de soft skills, puis à 10. Nous avons gardé les les plus cohérentes, les moins redondantes, les plus utiles dans le contexte de l’entreprise, les plus actionnables.

Les 10 soft skills retenues sont organisées en 4 familles, correspondant à des besoins RH de l’entreprise :

  • Le travail en équipe
    • La communication
    • La collaboration
  • Le leadership
    • L’influence
    • La gestion d’équipe
    • La transmission
  • La pensée critique
    • L’anticipation
    • La pensée logique
  • L’amélioration continue
    • L’approche systémique
    • Le processus créatif
    • Le développement de soi

 

Dans quelle mesure les soft skills s’acquièrent-elles ?

Nous avons fondé notre approche sur un parti pris : celui que les soft skills, en elles-mêmes, ne se développent pas directement de façon mesurable ; mais les méta-capacités qui les composent peuvent s’apprendre, s’améliorer et être évaluées.

Pour prendre un exemple, l’une des 10 soft skills du modèle Hester est la communication. Elle se compose de deux méta-capacités, l’écoute active et l’expression orale. L’écoute active est une technique que l’on peut développer, elle correspond à la capacité d’un individu à écouter entièrement le propos de l’interlocuteur et à le reformuler pour engager un dialogue constructif. L’expression orale repose sur la capacité à construire un discours clair et à le délivrer de manière convaincante. Pour ces deux méta-capacités, il est possible d’évaluer un niveau de maîtrise et de mettre en place des pédagogies pour accroître ce niveau.

En jouant sur ces deux leviers, la compétence « communication » s’améliore. Il en va de même pour les autres soft skills. À noter que l’on n’a jamais vraiment fini de progresser dans une soft skill : il y a toujours des moyens d’aller plus loin.

 

Sait-on certifier les soft skills ?

Pour le moment, non, mais il y a une volonté de l’Afnor de définir une norme quantifiable. Il faudrait d’abord se mettre d’accord sur un référentiel reconnu par le plus grand nombre. Pour chaque soft skill, il faut être en mesure de caractériser précisément le contenu de la compétence et d’identifier des situations qui permettent de quantifier. On ne peut pas rester sur du déclaratif : une soft skill se démontre en situation, dans la résolution de problèmes imprévus.

Au-delà du système de certification officiel, il y a les possibilités offertes par la blockchain. Nous allons probablement voir émerger des portefeuilles de compétences digitaux. Nous pourrons afficher une soft skill, et à partir du moment où elle nous sera reconnue, de façon sécure, par un collectif suffisamment important, elle pourra nous être attribuée. Le principe des open badges peut être mobilisé dans ce sens.

 

Où en sera-t-on dans 10 ans ?

Pour moi, dans 10 ans, les soft skills seront un non-sujet, tant elles irrigueront l’ensemble des dispositifs d’évaluation et de développement. Ce qui aura changé, en revanche, sera la technologie. Des modules IA et des chatbots nous aiderons à progresser sur différentes compétences, avec des offres très personnalisées. Je crois également que le double mouvement de l’évolution technologique et sociétale va amener les entreprises à rechercher d’autres qualités chez les individus, comme la capacité à s’inscrire dans un collectif, à donner, à faire preuve d’intelligence du complexe et de créativité.

Dans les RH, les outils du XXe siècle qu’étaient le plan de formation, la GPEC à 5 ans, l’entretien annuel d’évaluation vont disparaître. Nous aurons des dispositifs sur mesure, individualisés, augmentés par les technologies. Ce sera la revanche des humanités, de la sociologie, de la psychologie, mais aussi l’heure des neurosciences.

 

Qu’en est-il de la pédagogie des soft skills ?

La 3e partie de notre livre est consacrée au sujet. Nous nous sommes intéressés aux pédagogies traditionnelles, oubliées, innovantes, alternatives… Nous avons essayé de faire le tour des différentes approches, afin de repérer celles qui peuvent contribuer au développement des soft skills et voir si nous pouvions nous en inspirer.

L’un des enseignements de cette démarche a été l’importance cruciale de l’estime de soi, de l’affirmation de soi et de la connaissance de soi. Ces compétences sont essentielles pour créer les conditions nécessaires pour acquérir les autres. Et les RH ont un rôle à jouer en la matière. Le sentiment de sécurité psychologique est un préalable à l’apprentissage. Il ne s’agit pas de se transformer en psys mais simplement de donner au collaborateur le sentiment qu’il peut réussir. Cela suppose un environnement avec des managers qui reconnaissent et écoutent les collaborateurs. Il faut permettre à l’individu d’être acteur de son apprentissage et conjurer cette atmosphère de confiance qui génère l’envie de se développer.

Un autre enjeu est l’intégration des soft skills dans les formations métier. Aujourd’hui, les exigences de ces formations sont de plus en plus élevées. Dans le même temps, les attentes en matière de soft skills sont démultipliées. En somme, on recherche de bons professionnels qui maîtrisent les soft skills associées à leur métier. Ce n’est pas simple. Il faut une vraie ingénierie pédagogique pour intégrer les deux notions.

Il y a des signes d’évolution réels. A Sciences Po, où j’enseigne, des formations sur la connaissance de soi, les émotions, les postures entrent aujourd’hui dans les programmes. Ce n’était pas le cas il n’y a pas si longtemps.

 

Les soft skills sont-elles un luxe de cadres ?

Il serait tragique qu’il en soit ainsi. Les soft skills sont nécessaires dans tous les métiers. L’automatisation et l’intelligence artificielle prenant de plus en plus en charge les tâches simples, répétitives et stables, les emplois comportent une dimension « soft skills » de plus en plus importante. Les services à la personne requièrent tout particulièrement empathie,  écoute active, capacité à faire face à une situation difficile, coopération, gestion du stress… Toute une galerie de soft skills à développer. La question est, allons-nous vers un modèle de société où ces professionnels seront rémunérés à leur juste valeur ? Ce n’est pas seulement un problème de développement des compétences, c’est un sujet de société.

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