Formatrice, experte en ingénierie pédagogique et en créativité, Lucie Dhorne (Creativ’IP) travaille depuis 10 ans sur le thème de la transformation et de la modernisation des pratiques pédagogiques. Son approche consiste à combiner technologies et innovations pédagogiques pour créer et déployer des formations à fort impact. Pour Management de la Formation, elle revient sur l’importance de la révolution IA en formation et l’attrait des chatbots utilisés comme assistants pédagogiques.
La pédagogie s’apprend-elle ?
Oui, elle s’apprend. C’est une discipline qui implique d’allier théories et pratique. La racine latine du mot « éduquer » est « ex ducere », « mener hors de » : c’est le rôle du pédagogue, qui doit conduire l’apprenant hors de son schéma de pensée, de ses croyances, et l’emmener plus loin. Le formateur n’est pas là pour déverser des connaissances, mais pour guider l’apprenant, en partant de son point de départ pour le guider vers ses propres réponses. Bien sûr, il n’y a pas de pédagogie sans connaissances ; mais former requiert également des compétences pratiques pour engager et embarquer l’apprenant dans sa propre trajectoire d’apprentissage.
A quelles conditions la technologie peut-elle améliorer l’efficacité des formations ?
Je ne crois pas en la technologie pour la technologie. Il y a des modes en la matière. Par exemple, quand les outils de quiz digitaux ont commencé à arriver sur le marché, il fallait, selon la « mode », absolument en ajouter dans toutes les formations, même quand ça n’était pas particulièrement pertinent. Ce n’est pas un bon usage de la technologie. Le quiz est un outil efficace dans certains contextes, mais s’il est juste là pour ajouter du « fun » sans s’intégrer dans le parcours d’apprentissage, il n’est pas efficace.
L’innovation pédagogique suppose de savoir identifier finement les besoins et les problématiques propres des apprenants pour imaginer ensuite des moyens innovants d’y répondre – technologiques, mais aussi psychologiques, sociologiques, neurocognitives… Il s’agit de mobiliser les outils dont on dispose pour inventer à chaque fois une approche originale et personnalisée. Recourir systématiquement aux outils à la mode, en soi, peut rapidement susciter de la lassitude chez les apprenants, une fois l’effet de nouveauté épuisé.
II y a quelques années, j’ai été amenée à travailler sur un programme de formation à la cybersécurité ciblant 90 000 personnes. Nous sommes partis d’une enquête auprès des intéressés, pour savoir ce qu’ils attendaient de la formation. Il en est ressorti qu’il y avait une sorte de lassitude autour du format descendant du e-learning trop « déjà vu ». J’ai du coup pris le contrepied en allant chercher des personnes issues du monde du cinéma pour la rédaction de scripts, afin de créer une formation digitale immersive sous la modalité d’un « livre dont vous êtes le héros ». Le projet remonte à 6 ans, et les apprenants parlent encore de cette formation et la consultent car elle est engageante, immersive et ludique. Sur un autre sujet, j’ai eu l’occasion de combiner un escape game avec une IA qui jouait le rôle de maître du jeu il y 7 ans de ça. L’IA prenait le rôle du sachant et le formateur présent dans la pièce celui du facilitateur.
L’innovation consiste ainsi à associer des éléments connus d’une façon nouvelle. Nous avons la chance de vivre à une époque féconde en nouvelles technologies, qui élargissent le champ des possibles et des outils disponibles. Encore faut-il s’en emparer de façon créative.
Quelles approches vous apparaissent les plus prometteuses ?
Déjà, plutôt que d’interdire aux apprenants de se servir des IA comme ChatGPT, nous pouvons leur apprendre à s’en servir pour acquérir des compétences. Dans l’enseignement supérieur, de plus en plus d’étudiants utilisent l’IA pour rédiger leurs mémoires. Au lieu de traquer les contrevenants, je préfère évaluer la façon dont l’auteur du mémoire a employé l’IA : quels outils, quels prompts, quel esprit critique dans l’utilisation des résultats…
Mais il est possible d’aller plus loin, en particulier dans la formation en entreprise : utiliser les chatbots IA comme assistants pédagogiques. Les agents conversationnels en IA générative peuvent faire du tutorat, du mentorat, du coaching individualisé. Pour y parvenir, il est possible de partir d’agents conversationnels déjà existants ou de créer son propre bot qui sera ainsi mieux paramétré à ses propres besoins.
Deux mises en garde cependant pour tout usage de l’IA dans la pédagogie :
- Les IA font des erreurs. Les IA génératives, vous répondent non pas ce qui est juste, mais ce qui est le plus probable. Ce matin, je cherchais l’origine d’une citation, et j’ai posé la question à 3 IA distinctes. J’ai eu 3 réponses différentes. Toutes fausses. Certains outils qui sont en train d’arriver sur le marché vont cependant se mettre à associer des probabilités à leurs réponses, ce qui les rendra plus fiables. Mais pour le moment, il faut rester très méfiant, et éviter de se reposer sur les données des IA « publiques » ou même de déposer ses propres données liées aux apprenants dans l’IA.
- Ensuite, il est nécessaire de cadrer et limiter le sujet. L’objectif d’un chatbot pédagogique n’est pas forcément de répondre à toutes les questions des apprenants. Il doit pouvoir également poser des questions, différer ses réponses, guider l’apprenant vers la solution, structurer un parcours d’apprentissage. Trop souvent encore les IA sont utilisées pour répondre aux questions des apprenants et non les aider à mener leur réflexion.
Je conseille donc de créer, pour chaque contexte de formation, votre propre chatbot pédagogique en IA générative, en définissant le champ des données que vous voulez utiliser et en précisant des cheminements et des règles d’accompagnement. Cela vous permet de disposer d’un outil parfaitement adapté à vos apprenants.
Comment s’y prend-on pour créer son propre chatbot pédagogique ?
Il existe des outils d’intelligence artificielle spécialisés dans la création de bots, ou qui intègrent ce type de fonctionnalité. C’est le cas notamment de Poe, de Claude et de ChatGPT. L’élaboration de chatbots pédagogiques passe par l’écriture d’un méga-prompt qui va expliquer à l’IA le cadre de son intervention et créer une base de données de référence propre à la formation considérée. L’interface conversationnelle sera adaptée au contenu et à l’objectif pédagogique. Il faut compter entre une heure et une demi-journée pour paramétrer un outil de ce type.
Le résultat est un assistant pédagogique personnalisé sous forme de chatbot, adapté à une formation et à un groupe d’apprenants précis. L’outil peut être déployé en synchrone, en asynchrone, avec une interface écrite ou vocale… Il peut être mis à la disposition des apprenants pour les accompagner dans leurs apprentissages, ou encore pour aider un stagiaire à rattraper son niveau avant le début de la prestation. Pour une formation à la programmation, par exemple, quelle est l’utilité de passer du temps sur des connaissances de base souvent déjà au moins partiellement maîtrisées, alors que l’apprenant peut être accompagné pas à pas par un chatbot en mode tuteur, mentor ou coach ? Le bot peut relire le code de l’apprenant, repérer les problèmes ou les variables manquantes, identifier des récurrences dans les erreurs et les faire remarquer, demander à l’apprenant d’expliquer ce qu’il a compris…
Comment évolue le marché de la formation par rapport à ces sujets ?
L’IA a tendance à prendre une place de concurrentielle vis-à-vis des « sachants » dans les pratiques de formation des apprenants : à juste titre ou non. Les pédagogues s’interrogent sur leur place dans cette nouvelle configuration – en particulier lorsqu’ils pratiquent une pédagogie « top-down ». Pour moi, ceux qui vont tirer leur épingle du jeu sont ceux qui sauront prendre du recul sur l’IA générative par une bonne connaissance de leurs capacités et limites. Plus je travaille avec les outils d’intelligence artificielle, plus je vois comment adapter sereinement ma pratique professionnelle au monde d’aujourd’hui. Mais on ne peut pas se permettre l’amateurisme en la matière : il faut comprendre tout l’écosystème technologique de l’IA générative. Un certain degré de littératie technologique est indispensable. Il existe un grand nombre d’outils IA générative – texte, vidéo, image, son, traduction, transcription… Rien que parmi les IA génératives de texte, il se trouve une diversité d’agents conversationnels spécialisés, avec différentes caractéristiques qu’il faut connaître et maîtriser. Gemini, par exemple, est très pédagogue dans ses réponses ; je peux parfois y référer un apprenant qui a du mal avec un concept. A l’inverse Perplexity est une bonne IA hybride pour la recherche d’informations. Se familiariser avec ces différentes solutions prend du temps, mais c’est essentiel.
C’est aussi pourquoi il est essentiel d’enseigner l’art du prompt, aux formateurs comme aux apprenants : c’est leur apprendre à pêcher plutôt que leur donner du poisson.
Quelle est l’attitude des formateurs vis-à-vis de l’IA ?
Selon une étude Stratice de septembre 2024, 38% des formateurs utilisent l’IA dans leur pratique professionnelle de formation ; mais 55% des apprenants le font déjà. Malgré cet écart, 75% des formateurs ne sont pas inquiets par l’impact de l’IA sur leur métier. A vrai dire, je ne le suis pas non plus, parce que mon domaine de prédilection est la créativité, c’est-à-dire la capacité à mélanger des idées pour en générer de nouvelles. Or l’IA n’est pas créative. Mais dans beaucoup de domaines, il y aurait matière à se faire du souci. Certains formateurs pensent peut-être que la révolution IA sera sans lendemain, un peu comme l’a été, pour le moment, la réalité virtuelle. Je pense que c’est une grave erreur.
Il y a encore beaucoup de méconnaissance de l’IA dans le monde de la formation. Or, quand on sait l’utiliser, c’est une technologie très puissante, un véritable levier de productivité. Mais c’est aussi un outil qui arrive dans nos vies à une époque où nous sommes tous débordés : nous n’avons plus de temps. Il y a un investissement en temps à consentir au départ, et je crois qu’il est important de ne pas rater le coche. Plus le temps va passer, plus il sera difficile de se rattraper. Aujourd’hui, je peux vulgariser l’IA et former à l’art du prompt en 3 heures. Dans un an, ce sera peut-être plus difficile !
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