Bertrand Martinot est directeur du conseil en formation et développement des compétences chez SIaci Saint-Honoré, un courtier en assurances, qui se déploie également dans des activités de conseil. Ancien Délégué général à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) entre 2008 et 2012, économiste et spécialiste de l’emploi et de la formation, il a notamment publié plusieurs rapports sur la question pour l’Institut Montaigne. Il répond à nos questions sur la réforme de 2018.
Management de la formation : sur le versant « formation professionnelle », la loi semble répondre assez bien aux préconisations de votre rapport de janvier 2018 pour l’Institut Montaigne. Est-ce le cas selon vous ?
Bertrand Martinot : Oui, la réforme répond assez bien aux 12 points que j’évoquais dans ce rapport. Il s’agissait, je le rappelle, d’un document très conjoncturel : l’objectif était d’inciter le gouvernement à aller le plus loin possible dans la réforme, au moment où les partenaires sociaux aboutissaient à un accord national interprofessionnel insuffisamment ambitieux. Muriel Pénicaud est bien allée dans ce sens, en proposant son « big bang » de la formation, et en choisissant de ne pas se contenter de transcrire l’accord dans la loi.
Je continue à penser qu’il s’agit de la plus grande réforme de la formation professionnelle depuis 1971. Bien sûr, elle n’est pas venue de nulle part : celles de 2004, 2009, 2014 allaient déjà dans le même sens. La réforme de 2009 a réduit le nombre d’Opca ; celle de 2014 a créé le Compte personnel de formation (CPF), et supprimé l’obligation de dépense qui remontait à 1971. La réforme de 2018 vient amplifier et parachever ces évolutions. C’est un point d’aboutissement.
Pensez-vous que la réforme soit allée assez loin ?
Sur le CPF, je pense que non. La désintermédiation, la suppression des listes d’éligibilité, la conversion du CPF en euros sont d’excellentes choses. Mais j’ai deux critiques. La première, et la plus importante, est que le CPF reste sous-calibré et sous-doté. On reste autour de 1 milliard d’euros. Avec un tel montant, le dispositif ne peut fonctionner que si très peu de salariés demandent chaque année à mobiliser leur CPF.
Dans le rapport que j’ai co-signé avec Estelle Sauvat pour l’Institut Montaigne en janvier 2017, nous proposions la mise en place d’un « capital emploi formation » pour les actifs, et nous avions imaginé des sources de financement nouvelles, notamment à l’occasion des ruptures de contrat de travail. Nous suggérions également des incitations fiscales pour amener les particuliers et les entreprises à contribuer à leur formation. Et nous préconisions que l’on puisse financer également, avec ce capital, des actions de retour à l’emploi, en faisant appel à d’autres opérateurs que Pôle Emploi. Mais cette piste n’a pas été suivie.
Ma seconde critique, c’est que le gouvernement, dans sa communication, met trop l’accent sur la dimension individuelle du CPF. On nous le présente, à juste titre, comme un compte de droits en euros avec lequel on peut acheter toute la formation (certifiante) que l’on veut, via une application « magique » qui doit sortir en novembre. C’est en partie vrai, mais on oublie plusieurs choses. D’abord, le meilleur conseiller en évolution professionnelle reste l’entreprise qui vous emploie. Ensuite, le CPF ne peut pas être mobilisé sur le temps de travail sans autorisation de l’employeur, et son montant cumulé reste le plus souvent insuffisant pour se payer une formation certifiante. En conséquence, un véritable co-investissement avec l’employeur est nécessaire. A mon sens, il aurait fallu axer davantage le discours sur la nécessité d’un dialogue social à nouer autour du CPF pour en faire un outil de sécurisation professionnelle. Là, on nous le présente surtout comme un outil de consommation de formation.
Et sur la gouvernance ?
La loi me paraît tout à fait pertinente sur ce point. Cependant, ce n’est qu’à l’usage que l’on pourra vraiment voir si ces changements culturels produisent leurs effets. Il s’agit de mesures à long terme, dont l’efficacité dépendra de la façon dont les acteurs se les approprieront. Les branches vont-elles s’en emparer ? Le découpage des Opco par grandes filières économiques s’avèrera-t-il pertinent ? Des synergies vont-elles se créer entre branches dépendant autrefois d’Opca différents et réunies dans un même Opco ? Les 11 Opco favoriseront-ils les passerelles entre branches, mieux que les 20 Opca ne le faisaient ?
C’est un pari qui peut réussir, mais cela suppose que le gouvernement, par ailleurs, réussisse à obtenir la diminution du nombre de branches. Dans l’idéal, il aurait mieux valu inverser les deux démarches dans le temps : réduire le nombre de branches, puis définir les Opco. Pour des raisons de planning, le gouvernement a fait le contraire, on peut le comprendre.
En résumé, cette loi va dans la bonne direction. Elle fournit de bons outils et une bonne gouvernance pour le système. J’ai un petit regret cependant : que France Compétences ne se soit pas dotée d’une capacité d’évaluation et d’étude. Il aurait été possible de regrouper un certain nombre d’institutions, comme la Dares, le Cereq, peut-être France Stratégies, les services statistiques de l’Education Nationale, pour construire un grand service d’étude et d’évaluation, qui aurait publié chaque année un rapport sur l’état de la formation professionnelle et de l’apprentissage en France, comme c’est le cas en Allemagne.
Sur l’apprentissage, en revanche, la loi ne suit pas les préconisations du rapport que vous avez publié sur le sujet.
En effet. Ma préconisation était de confier non seulement l’apprentissage, mais également le pilotage des lycées professionnels aux régions, pour leur permettre de développer une vision complète et transversale de la formation professionnelle initiale. Le gouvernement a fait le contraire. Sur ce point, je pense que la loi va dans le mauvais sens. L’enjeu de la réforme était d’instaurer une meilleure coopération entre les lycées professionnels et l’apprentissage, pour permettre aux élèves de construire des parcours qui aillent de l’un à l’autre. La réforme comporte des choses intéressantes, sur la simplification du contrat de travail, notamment, ou le financement au coût contrat, que les régions appliquaient d’ailleurs parfois déjà. Mais elle représente un bouleversement considérable, notamment sur les modalités de financement, tout en passant à côté du cœur du sujet.
Quant à l’idée de confier l’apprentissage aux branches, c’est un contresens. La majorité des formations ne ressortissent à aucune branche. C’est le cas de nombre de métiers du tertiaire : le commercial, le marketing, le financier, les fonctions support… Mais c’est vrai également pour certains métiers apparemment plus spécialisés. Par exemple, le métier de boulanger ne relève plus d’une branche unique : les premiers employeurs de boulangers aujourd’hui, ce sont les grandes surfaces, qui ne dépendent pas du même Opco que la boulangerie artisanale ! Il en va de même pour beaucoup d’autres métiers. On « re-branche » donc l’apprentissage à contre-courant de l’évolution économique générale.
Alors, faudra-t-il refaire une réforme dans 4 ans ?…
Non, surtout pas ! Le fait de changer souvent les règles du jeu est en soi déjà une cause d’inefficacité du système. Je préfère un système stable et imparfait comme celui de l’Allemagne, qui remonte pour l’essentiel à 1969, à un système comme le nôtre qui veut tendre vers la perfection mais au prix de reconfigurations permanentes.
Il faut donner sa chance à la réforme, lui laisser le temps de faire ses preuves. Quand on apportera des modifications ou des ajustements sur certains aspects, il faudra le faire avec une grande prudence. La stabilité est une des vertus d’un système de formation et d’apprentissage, au même titre que la fiscalité. Il faut donner aux acteurs le temps de s’approprier les institutions, les outils, les règles juridiques… Par exemple, la nouvelle définition de l’action de formation ouvre des perspectives en matière de formation en situation de travail, de formation digitale, de formation à distance… Il faudra voir comme les entreprises vont mettre à profit ces nouvelles possibilités, et comment les organismes de formation vont bouger et innover, comme ils y sont incités par la nouvelle loi.
La réforme a-t-elle une influence sur votre propre mission de directeur conseil en formation ?
Avec le bouleversement des règles, des modes de financement, des outils, les entreprises et les organisations syndicales sont un peu en état de sidération. Ils ne se sont pas encore emparés de toutes les potentialités de cette réforme. Le rôle d’un consultant est d’aider les acteurs, les entreprises mais aussi les négociateurs sociaux et les DRH à s’approprier le nouveau système. Donc oui, on peut dire que la réforme affecte très directement mon travail !
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Un commentaire
« Avec le bouleversement des règles, des modes de financement, des outils, les entreprises et les organisations syndicales sont un peu en état de sidération. »
Sidération. le terme est bien choisi, en effet.