Depuis le 11 mai, les organismes de formation ont pu rouvrir leurs portes. Comment se passe la reprise de l’activité en présentiel ? Quel est l’impact des mesures de sécurité sur les sessions ? En quoi la formation sort-elle transformée de la crise ? Nous avons interrogé trois représentants de prestataires de formation sur tous ces aspects de leur métier : Thibault Gousset (Apave), Arnaud Portanelli (Lingueo) et Natacha de Saint-Vincent (Lefebvre-Sarrut).
Dans ce second volet, nous évoquons le déconfinement et les transformations du secteur de la formation consécutives à l’épidémie de Covid-19. Dans une première partie, nos témoins ont évoqué les conséquences immédiates du confinement et la mise en pratique du FNE-Formation.
Officiellement, le déconfinement a commencé le 11 mai. En pratique, cependant, de nombreuses restrictions sont restées en vigueur tout au long du mois de mai, en particulier en Ile-de-France et dans l’Est. Une partie des contraintes a été levée le 2 juin, et un quasi-retour à la normale est annoncé pour le 22 juin. Pour autant, des mesures de distanciation et d’hygiène sont maintenues, avec des conséquences sur l’organisation des activités de formation. Surtout, les entreprises sont occupées à redémarrer leur activité, et les réticences à participer à des activités collectives pourraient se perpétuer au-delà de la durée de validité des obligations légales.
Face à cette situation, les organismes de formation adoptent des stratégies différentes, en fonction de la nature de leurs prestations, de leur public et de leur offre. « Nous avons annulé toutes nos formations en inter-entreprise, au moins jusqu’à fin août, sauf pour certaines formations très spécifiques », expose Natacha de Saint-Vincent (groupe Lefebvre-Sarrut). « Nous reprenons les formations en intra progressivement. Il y a deux mouvements contraires : nous avons de nouvelles inscriptions, mais aussi des entreprises qui annulent leurs formations jusqu’à la fin de l’année, pour des raisons sanitaires et/ou budgétaires. L’impact sur les affaires est important. »
« Nous relancerons les formations en présentiel dans nos locaux à partir de la dernière semaine d’août, dans le respect des normes sanitaires mises en place par le ministère du travail et la FFP. Nous avons établi un protocole sanitaire strict que nous déploierons au cours du dernier quadrimestre. Nous le faisons déjà pour les formations en intra. »
Au groupe Apave, les conséquences « business » de la crise sont également importantes. Le choix a été fait, en revanche, de recommencer les formations en présentiel, souvent incontournables pour les sujets enseignés. « Nous avons rouvert 80% de nos centres de formation le 11 mai. Fin mai, nous étions à 100%. Il y a eu un gros travail de préparation des centres pour pouvoir respecter les gestes barrières et les consignes de sécurité : achats de matériels, organisation des flux, redimensionnement des capacités d’accueil. Il y a des contraintes lourdes en matière de désinfection des locaux.
Les stagiaires, pour partie, semblent bien avoir retrouvé le chemin des centres de formation. « L’enjeu en mai était de redémarrer l’activité et d’attirer en formation les clients, qui exprimaient des réticences. Les premiers retours sont positifs : les formateurs et les stagiaires semblent rassurés par les mesures de sécurité, et ne s’estiment pas en danger en venant en formation. C’est une vraie victoire pour nous. Tout le monde joue le jeu par rapport aux mesures barrière. Dans les phases de travaux pratiques, nous insistons sur le lavage de mains et le port du masque. »
On est loin cependant des niveaux d’activité saisonniers. « On monte en charge progressivement. Il y a des différences suivant les régions. C’est plus dur en Ile-de-France, avec la contrainte des transports en commun. Ca se passe mieux à Lyon, par exemple. Juin sera un mois test pour voir à quel pourcentage d’activité nous réussissons à revenir, juin étant habituellement un mois très chargé.
« Suivant les centres, nous étions fin mai sur une projection comprise entre 50% et 80% de l’activité habituelle. 80% serait un résultat satisfaisant, compte tenu du plafonnement du nombre de stagiaires pour la plupart de nos formations. »
En revanche, chez Lingueo, qui pratique le 100% distanciel, les volumes d’activité sont en augmentation, notamment grâce au dispositif FNE-Formation (voir première partie). « Pendant le confinement, nous avons enregistre deux à trois fois plus de demandes que d’habitude. Pour partie, les clients FNE-Formation vont continuer à nous commander des prestations, ils nous ont inscrits dans leur catalogue ».
Le retour à la normale risque également de se faire attendre en matière d’offre de formation – et c’est une bonne nouvelle. La formation à distance a le vent en poupe, grâce au meilleur des commerciaux : l’expérience.
« La période de confinement nous a beaucoup appris sur la formation à distance », se souvient Natacha de Saint-Vincent. « Nous avions beaucoup d’idées reçues sur le sujet. Mais nous avons pris conscience de deux choses :
Ce résultat est assez surprenant : on considère généralement que la classe virtuelle doit être organisée sur des sessions courtes. « Le mieux est de s’en tenir à 2h maximum », nous disait sur ce blog Luc Vandenboomgaerde, le spécialiste ès classe virtuelle d’ADP France. Alors pourquoi ce constat différent en contexte de confinement ? « Il y a plusieurs raisons à cela. Il est sans doute plus facile de se libérer ou de planifier le temps d’un collaborateur une journée entière à la fois, comme pour une formation en présentiel, plutôt que de caler des petits créneaux dans un emploi du temps. Par ailleurs, pour les formateurs, il est en fait moins difficile de maintenir l’attention sur la thématique pendant une journée d’affilée, plutôt que de devoir recréer la concentration à chaque fois sur de petites durées. Surtout, les stagiaires ont besoin d’être accompagnés. Lorsqu’il faut faire des exercices entre deux sessions espacées, beaucoup ne les font pas, ou mal. »
Thibault Gousset (Apave) partage cette préférence pour la classe virtuelle. « Il y a un formateur, avec qui les stagiaires peuvent interagir. Si c’est bien fait, c’est qualitatif. Nous organisons des séquences pédagogiques plus courtes, variant les méthodes pédagogiques, avec des phases de questionnement fréquentes pour éviter que les stagiaires ne décrochent. C’est une bonne modalité. Les entreprises y adhèrent plus facilement qu’au 100% digital, et il est plus facile de les convaincre. : la classe virtuelle se rapproche des canons qu’elles connaissent. Elle a tous les attributs du présentiel tout en étant moins compliquée à organiser. Elle est mieux adaptée à un public divers. D’après les retours d’expérience que nous avons eus, les formateurs comme les stagiaires y trouvent leur compte. »
Les organismes de formation vont donc nécessairement faire évoluer leur offre. Sans pour autant passer aveuglément au 100% distanciel, qui n’est pas toujours possible ni souhaitable. Tout l’intérêt de cette crise est de permettre une évolution des pratiques fondée sur une expérience concrète, et non pas sur des discours technophiles et idéalistes.
« Nous avons mis en place un plan d’action pour renforcer notre offre de formation à distance », poursuit Thibault Gousset », « que ce soit les modules 100% e-learning ou les classes virtuelles, avec une préférence pour cette dernière formule. Nous développons de nouveaux produits sous ce format. Nous cherchons également à construire des parcours mixtes avec classe virtuelle et modules e-learning, en maintenant le présentiel lorsque c’est nécessaire. Il s’agit de faire en sorte que l’apprenant ne se déplace que pour la réalisation du geste technique, du geste sûr, afin qu’il puisse être opérationnel le jour où il se trouvera en situation. Cette partie du présentiel n’est pas remplaçable par du distanciel ».
Natacha de Saint-Vincent va dans le même sens : la crise a permis d’en savoir plus sur ce qui fonctionne ou pas à distance, et le développement de l’offre se fera en conséquence. « Dès la période du confinement, nous avons mis en avant nos modules de e-learning sur étagère en asynchrone », précise-t-elle. « Mais ce ne sont pas ces offres-là qui ont le plus attiré l’attention. Nous n’en avons pas vendu davantage que d’habitude, ou à la marge. Les clients recherchaient avant tout des formations synchrones. »
« Nous accélérons donc le déploiement de l’offre à distance, en capitalisant sur ce que nous avons appris pendant le confinement. Nous voulons pouvoir proposer à tous nos clients une alternative aux présentiel. Nous avions déjà une gamme de classes virtuelles, mais nous voulons désormais couvrir la plupart de nos formations sous ce format. »
Pour ceux qui, comme Lingueo, fonctionnaient déjà en 100% distanciel, en revanche, l’heure est plutôt à la continuité, et à la capitalisation sur un pari réussi. « Nous allons bien sûr continuer sur notre stratégie 100% à distance », affirme Arnaud Portanelli. « Les entreprises qui ont pu tester nos outils ne reviendront pas au présentiel. Les avantages sont trop nombreux : la souplesse des horaires, l’absence de frais de déplacement, d’hébergement, de mise à disposition de bureaux… »
D’une façon générale, les organismes de formation s’accordent sur un point : l’attitude des entreprises vis-à-vis des différentes formes de e-learning a changé. « La crise va faire prendre le virage du distanciel. », analyse Thibault Gousset. « Beaucoup d’entreprises sont preneuses. Elles souhaitent préserver les salariés d’une exposition à des risques inutiles, et bénéficier des avantages en matière de coût de déplacement et d’hébergement. La France était en retard en matière formation à distance. Les responsables formations sont déjà convaincus : les réticences émanaient surtout des managers opérationnels et des équipes elles-mêmes. La crise leur a permis de prendre conscience du fait que beaucoup de choses peuvent se faire à distance, y compris la formation. C’est une mini-révolution culturelle. Le distanciel se diffusait lentement, et ces trois mois de crise ont accéléré considérablement son acceptation par les acteurs. »
Les organismes de formation sont des entreprises comme les autres, et la période du confinement a eu un impact sur leur propre organisation : chômage partiel, télétravail forcé, relations à distance… « Comme dans n’importe quelle entreprise », raconte Natacha de Saint-Vincent, « il a fallu mettre en place le télétravail, avec des collaborateurs et des managers qui n’en avaient pas toujours l’habitude. Il fallait garder les équipes engagées, tout en mettant en place le chômage partiel. Avec le recul, ça s’est plutôt bien passé. C’est une belle découverte collective d’une autre manière de travailler, qui pourrait changer nos façons de faire de manière durable ».
A l’horizon, un possible « retour à la normale », mais avec des améliorations. On réfléchit à développer le travail à distance, en le conjuguant harmonieusement avec le présentiel. « Nous avons rouvert nos locaux pour les collaborateurs, sur la base du volontariat. Nous avons effectué des enquêtes au sein de nos équipes sur le travail à distance, avec l’aide de ChooseMyCompany. 2 de nos 6 organismes de formation étaient déjà labellisés « HappyAtWork », désormais les 6 organismes détiennent également le label « WorkAnywhere ». Nous allons utiliser les rapports d’étude pour améliorer nos modalités de travail à distance : savoir quand le présentiel est indispensable et comment le conjuguer avec le distanciel, qu’il s’agisse de nos collaborateurs ou des apprenants ».
Chez Lingueo, la période du confinement semble avoir eu un effet différent : celui de redonner l’envie du contact humain, et donc de renouer avec davantage de présentiel. « Contrairement à beaucoup d’entreprises et de startups qui annoncent un passage au 100% à distance, nous avons ressenti chez nos collaborateurs une vraie envie de se retrouver au bureau. Beaucoup y sont retournés, pour retrouver une ambiance d’entreprise. Nous laissons les collaborateurs libres, nous n’imposons rien. En général, ils télétravaillent au moins une journée par semaine. Nous envisageons de changer de locaux et de nous agrandir pour améliorer encore la partie présentielle, nécessaire, de la vie au travail. Le confinement nous rappelle aussi que le bureau est un moyen de protéger sa vie privée. »
Au-delà de la crise économique annoncée pour 2020, le marché de la formation va affronter des transformations qui prolongent des évolutions antérieures en les accentuant. « La réforme avait déjà réorienté les financements de l’entreprise vers les petites entreprises et les demandeurs d’emploi », rappelle Natacha de Saint-Vincent. « De plus en plus, la dépense de formation est en risque d’être mise de côté par les entreprises à moins de pouvoir démontrer son ROI. La crise du Covid-19 va accélérer ce mouvement. Beaucoup d’entreprises vont aller à l’essentiel, se concentrer sur le rattrapage de leur activité, et donc former leurs salariés prioritairement sur ce qui est directement favorable à leur business. Les formations obligatoires vont perdurer, ainsi que celles qui sont vraiment indispensables à l’exercice d’une activité. Mais les autres risquent de disparaître. On peut donc s’attendre à une concentration du marché. » Au détriment des organismes les plus fragiles, et peut-être de l’indépendance des plus petits.
La recherche du moindre coût peut également bénéficier au distanciel, comme le rappelle Arnaud Portanelli, prêchant un peu pour sa paroisse… « Le déconfinement est très délicat pour les organismes de formation. Les centres ont rouvert, mais les commandes sont loin d’être massives. Les mentalités sont en train de changer, et il y a des chances pour que les salariés ne soient pas nombreux à vouloir retourner dans des formations présentielles. Pour moi, l’avenir est à la téléformation, voire à la télécertification. La formation à distance avait une image plutôt négative, comme d’une formation au rabais. Cette perception a changé. Les acteurs qui ne prennent pas le virage de la digitalisation n’ont pas d’avenir. Celui-ci appartient aux acteurs agiles, capables d’écoute et de réactivité. »
A l’inverse, d’autres opportunités apparaissent, avec l’essor de l’application moncompteformation, suite à la réforme de 2018. « Avec le CPF, nous avons vu l’émergence d’un vrai marché B2C de la formation », estime Arnaud Portanelli. « Beaucoup de nouveaux clients nous viennent par bouche à oreille, ce qui est nouveau. On voit aussi des comportements de réachat : des clients qui repartent sur une autre langue ou sur un approfondissement dès qu’ils ont reçu leur apport CPF de l’année. » Mais le CPF n’a pas nécessairement dit son dernier mot sur le marché B2B. « Du côté des entreprises, on constate chez les DRH une vraie envie de co-construire des parcours de formation, en co-finançant avec un apport CPF. A partir de la rentrée, les DRH pourront abonder directement le CPF des salariés par virement, de manière intégrée à l’application. L’individu continuera à choisir le prestataire, mais l’entreprise pourra créer des catalogues qui l’aideront dans son choix. Jusqu’à présent, l’abondement des entreprises était très faible, mais on sent qu’une dynamique se met en place. »
Il reste que la situation créée par l’épidémie de Covid-19, dont on ignore encore si elle connaîtra ou non une seconde vague à l’été ou, plus vraisemblablement, à l’automne, est particulièrement tendue pour le modèle économique de la formation en présentiel. Les mesures de distanciation sociale, en réduisant la jauge des sessions pédagogiques, crée mécaniquement une perte de productivité de l’activité formation en salle. « La question de la viabilité du modèle économique va se poser », confirme Thibault Gousset. « La mise en place des mesures de sécurité implique des coûts accentués, avec des effectifs de stagiaires moindres. Il est difficile d’imaginer qu’en septembre les mesures disparaissent : nous sommes peut-être partis pour une période assez longue de prévention renforcée, qui va durablement plafonner nos taux de remplissage. On se retrouvera donc avec des coûts de production légèrement supérieurs pour des recettes inférieures. Je ne sais pas si le modèle est tenable, sauf à revoir la tarification.
« Ce qui est certain, c’est que nous serons contraints de gérer la participation de façon plus rigoureuse. Il y avait une certaine souplesse sur les reports de formation : nous ne pourrons plus nous le permettre. Les entreprises devront s’assurer que les salariés aillent bien en formation. Elles devront renforcer l’organisation et la gestion fine du processus de formation. »
Le secteur de la formation ne sera plus jamais le même après la crise épidémique. La formation à distance dispose désormais d’un avantage économique plus décisif que jamais, qui devrait survivre dans une large mesure à la période d’incertitude qui se dessine. Les organismes de formation vont devoir réinventer simultanément leur modèle économique, leur offre et l’articulation de leurs modalités pédagogiques. Parallèlement, la gestion de la formation au sein de l’entreprise va devenir un exercice essentiel et exigeant une grande expertise. Le rôle du responsable formation s’en trouvera encore renforcé.
Thibault Gousset coordonne l’activité formation du groupe Apave à l’échelle du territoire français (170 implantations, une centaine de plateaux techniques, 2 200 formateurs). Apave est leader sur le marché de la sécurité et santé au travail (risque électricité, conduite d’engins (Caces), risque chimique, formations obligatoires des représentants du personnel, nucléaire, amiante, climatisation…)
Arnaud Portanelli est le co-fondateur de Lingueo, spécialisé dans la formation en langues à distance. Lingueo travaille avec plus de 800 formateurs dans 14 langues. Arnaud Portanelli anime également le blog Cpformation.
Natacha de Saint-Vincent dirige le pôle Formation du groupe Lefebvre-Sarrut. Celui-ci regroupe 6 organismes de formation : CSP et Docendi (spécialisés dans les compétences transverses), Dalloz formation, Elegia, Francis Lefebvre Formation et Bärchen (finance, comptabilité, RH, droit, banque…) Les 6 organismes représentent un réseau de près de 2000 formateurs experts.
Crédit photo : Shutterstock / eamesBot
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