Bientôt 4 ans après la dernière réforme, le système français de formation va-t-il déposer le bilan ? Avec 2,9 Md€ de déficit, France Compétences paie au prix fort le succès du CPF et de l’alternance. Nous posions déjà la question il y a presque deux ans. Entre-temps, la situation s’est aggravée. Un rapport de la cour des Comptes du 23 juin tire la sonnette d’alarme sur l’apprentissage. Le rapport annuel de France Compétences, sorti lundi 4 juillet, aborde discrètement le sujet.
Comme nous l’avons déjà évoqué par le passé, la réforme de 2018 ne comporte aucun mécanisme autorégulateur en matière de financement du CPF et de l’alternance.
En théorie, si tous les salariés décidaient de dépenser leur CPF en même temps, rien ne les en empêcherait, et il faudrait honorer toutes les demandes. En l’état, la pérennité du système repose sur l’espoir que tout le monde n’utilise pas son CPF simultanément, voire qu’une part importante des bénéficiaires ne s’en serve jamais.
Le calcul est facile à faire : il y a 20,6 millions de salariés du privé, selon l’Insee. Environ 18% d’entre eux (soit 3,7 millions) travaillent à temps partiel ; pour simplifier, comptons-les à mi-temps en moyenne. Cela nous donne environ 18,7 millions d’équivalents temps plein. Le CPF est alimenté de 500 € par an pour un salarié à temps plein. Au total, au moins 9,35 Md€ de droits sont donc versés chaque année sur les CPF des salariés. Ce chiffre est sous-évalué, notamment du fait que les non-diplômés reçoivent 800 € et non 500. De plus, les indépendants bénéficient désormais également de droits CPF.
Or, les dépenses liées au CPF n’ont pas cessé d’augmenter, passant de 650 M€ en 2018 à 2,6Md€ en 2021, selon le rapport annuel de France Compétences.
Données France Compétences, Jaunes Budgétaires
Face à cette dépense, les contributions des entreprises se sont élevées, en 2021, à 4,5 Md€, soit moins de la moitié de ce qui serait nécessaire pour financer l’intégralité des droits CPF de l’année.
Aucun calcul ne semble avoir été effectué initialement pour évaluer le ratio de recours au CPF, et aucun mécanisme n’a été mis en place pour réguler la dépense et l’ajuster aux ressources. L’idée du législateur semble avoir été de développer le CPF tous azimuts, en se disant que si cela fonctionnait bien on aviserait. Nous y sommes.
De même, l’apprentissage a fait l’objet d’une réforme visant à libéraliser le plus possible l’accès à cette pédagogie. Comme le souligne le rapport de la cour des Comptes paru le 23 juin sur la question, les entrées en apprentissage ont progressé de 15% en 2019, avant la crise et les aides exceptionnelles, sous l’impulsion de la réforme. Comme nous l’écrivions dès 2019, les fonds de l’alternance sont les derniers financements de la formation qui restent accessibles facilement aux entreprises.
La crise sanitaire, avec la mise en place des aides exceptionnelles qui rendent la première année d’apprentissage à peu près gratuite pour l’employeur, a démultiplié les demandes. Entre 2019 et 2021, les entrées en apprentissage ont ainsi doublé. France Compétences a consacré 5,2 Md€ à l’apprentissage en 2021, soit environ la moitié de ses dépenses. Au total, la dépense publique pour l’apprentissage (qui comprend en plus le montant des aides exceptionnelles) a doublé entre 2018 et 2021, nous apprend la cour des Comptes, passant de 5,5 à 11,3 Md€.
Là encore, aucun mécanisme ne vient limiter l’accès aux fonds de l’apprentissage.
France Compétences a ainsi enregistré un déficit de 4,6 milliards en 2020 et de 2,9 milliards en 2021. Et ce dernier résultat intègre en réalité déjà une subvention de l’État de 2,75 Md€.
En l’état, c’est donc au moins 6 Md€ qu’il faudrait trouver chaque année pour financer les activités soutenues par France Compétences, auxquels s’ajoutent plus de 5 Md€ d’aides d’État à l’apprentissage.
À ces chiffres s’additionnent ceux des subventions exceptionnelles via le FNE-formation. Les montants dépensés par ce biais ne semblent pas facilement accessibles.
Quelques mesures ont déjà été prises pour contenir la croissance des dépenses.
On peut d’abord remarquer que mécaniquement, les autres postes de financement de la formation ont tendance à se comprimer. La réforme de 2018 souhaitait recentrer la dépense de formation sur les entreprises de moins de 50 salariés. En pratique, cependant, le financement du plan de développement de compétences des petites entreprises n’a bénéficié en 2022 que du 540 M€, selon Les Echos. Résultat, des entreprises qui pouvaient financer en grande partie leur plan avant 2020 ne le peuvent plus. Le CPF, l’apprentissage et le plan d’investissement dans les compétences (PIC), destiné aux demandeurs d’emploi, ont monopolisé plus de 9,4 Mds€ sur un budget total d’un peu plus de 10 Mds€.
De même, la dépense FNE semble avoir connu des freinages relayés par certains Opco, qui auraient en pratique cessé d’attribuer les financements. Mais il faudra attendre l’année prochaine pour en savoir plus.
Parallèlement, des mesures ont été prises pour limiter la dépense CPF, en luttant contre la fraude et en faisant le ménage dans les certifications éligibles. L’effet de ces mesures devrait se faire sentir en 2022, mais il est difficilement quantifiable a priori.
Enfin, France Compétences a d’ores et déjà commencé à agir dans le sens d’une maîtrise des coûts de prise en charge des contrats d’apprentissage. Le coût de l’apprenti aurait en effet augmenté d’au moins 17% entre 2018 et 2020. Selon France Compétences, le coût-contrat serait surévalué d’environ 20% en 2021.
Ce qui a progressé, en revanche, c’est la connaissance du problème. La loi du 5 septembre 2018 fixait à France Compétences une mission d’observation des coûts de la formation, à chaque fois que des fonds publics ou mutualisés sont en jeu. Il est notamment précisé que « les centres de formation d’apprentis ont l’obligation de transmettre à France compétences tout élément relatif à la détermination de leurs coûts » (article 6123-5 du code du Travail).
En application de cet article, en 2021, l’agence a conclu un accord avec les acteurs de l’apprentissage. Aux termes de cet accord, 1 800 CFA, représentant 650 000 apprentis (soit à peu près le nombre total d’apprentis fin 2020), ont déposé leur comptabilité analytique auprès de France Compétences. Il s’agit des données pour 2020, qui ont « permis de mieux connaître les modèles économiques des CFA mais aussi de constater certains écarts entre les NPEC [niveaux de prise en charge]en vigueur et les coûts de revient observés. »
La cour des Comptes propose de redéfinir dès la rentrée 2022 les coûts de prise en charge des contrats d’apprentissage. Elle propose surtout de mettre un terme aux aides exceptionnelles qui ont dopé la croissance de l’apprentissage, ainsi qu’aux exonérations restantes.
Le remède sera sans doute radical du point de vue de la dépense. La cour des Comptes propose de concentrer les financements sur ce qui lui apparaît comme la finalité de l’apprentissage, à savoir la formation des moins diplômés (bac au maximum). L’augmentation des entrées en apprentissage s’est en effet concentrée sur les formations supérieures, bac+2 et au-delà ; les apprentis ayant au maximum un diplôme équivalent au bac ont augmenté en nombre également, mais beaucoup moins, et leur part dans le total est passée de 63% à 49% entre 2016 et 2020. L’évolution s’est probablement poursuivie en 2021. Mais cet objectif de revalorisation de l’apprentissage dans les niveaux supérieurs n’était-il pas également recherché ?
Certains commentaires de la cour des Comptes sont difficiles à comprendre. Ainsi, la cour craint « que la réforme fragilise les formations peu attractives, pourtant nécessaires aux entreprises, et entraîne une évolution de l’offre uniquement fondée sur la demande des jeunes ». Il faudrait donc réintroduire de la concertation avec les régions. On comprend mal comment l’offre d’apprentissage pourrait répondre uniquement à la demande des jeunes, étant donné la nécessité d’être embauché par une entreprise. Et l’époque de la région régulatrice était précisément celle où l’apprentissage stagnait.
Même tentation de refermer les vannes par la réglementation du côté du CPF. Les partenaires sociaux devraient en parler à la rentrée. Il pourra s’agir de réduire le nombre de certifications accessibles, de rendre la certification encore plus difficile, ou encore d’ajouter des conditions dissuasives à l’achat de formation via le CPF, comme la nécessité de passer devant le conseil en évolution professionnelle (CEP) avant de pouvoir mobiliser ses droits.
Une autre piste pourrait être de diminuer les droits attribués chaque année. La loi Avenir Professionnel prévoit que tous les 3 ans, France Compétences donne un avis, sur la base du rapport de la Caisse des dépôts et consignation, sur la possible actualisation du niveau de contribution (les 500/800€ par an). Un décret peut ensuite être pris, mais sans obligation. En principe, le ministère aurait dû solliciter cet avis en septembre 2021. Il ne semble pas que cela ait été fait : le site de France Compétences n’en rend pas compte.
Une autre piste, purement comptable, consiste à sortir la dépense de formation pour les demandeurs d’emploi (1,6 Md€) du périmètre de France Compétences.
Au-delà, il faudra trouver des ressources, qui peuvent venir :
Le gouvernement affiche un objectif d’1 million d’alternants par an. Des calculs un peu imaginatifs affirment par ailleurs que l’investissement public dans l’apprentissage crée de la valeur. Mon Compte Formation apparaît comme un succès, poussant de plus en plus de Français à s’intéresser au développement de leurs compétences. Quel est l’avenir de ces success stories ? Va-t-on aller vers une sorte de Sécurité sociale de la compétence, financée par l’État ? Ou l’opération n’aura-t-elle été qu’une façon de donner le goût de la formation et de l’alternance aux salariés et aux entreprises, en espérant qu’ils prennent le relais financièrement ? C’est l’une des questions politiques importantes de ce début de quinquennat, même si elle ne fait pas les gros titres des journaux.
Crédit photo : Shutterstock / Tony Stock
Si vous souhaitez vous inscrire à la newsletter mensuelle du blog MANAGEMENT DE LA FORMATION : rendez-vous ici.
Découvrez le site RHEXIS, l’externalisation au service de la gestion de votre formation.
Une étude et une infographie Apave apportent un éclairage bienvenu sur l'état de l'externalisation de…
La création de France VAE rationnalise l'accès à la validation des acquis de l'expérience. Pour…
Le social learning désigne l'ensemble des méthodes et processus par lesquels nous apprenons en interaction…
Intelligence artificielle générative, digital, reste à charge du CPF, France VAE... Tour d'horizon de l'actualité…
L'entretien annuel d'évaluation est un acte de management qui rythme la vie des collaborateurs et…
La négociation entamée par les partenaires sociaux autour de Pacte de la vie au travail…
View Comments
RE "Aucun calcul ne semble avoir été effectué pour évaluer le ratio de recours au CPF"
Le rapport d'information n°4922, sur l’évaluation de la loi n° 2018-771 du 05/09/2018 pour la liberté de
choisir son avenir professionnel, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 19 janvier 2022 rapporte ceci :
« Selon les chiffres de la DARES, en 2020, 2,8 % de la population active française a eu recours au CPF pour bénéficier d’une formation, contre 1,5 % en moyenne entre 2016 et 2019. »