Les partenaires sociaux ont conclu le 15 octobre 2021 un accord-cadre sur la formation professionnelle. Le texte annonce le lancement de 7 chantiers de négociation pour le premier semestre 2022. L’objectif est de fournir à l’équipe gouvernementale qui se mettra en place après les élections une feuille de route « clé en main » pour adapter la réforme de 2018 ; mais on devine également que les propositions avancées viendront nourrir avant cela la campagne électorale. Une façon, pour les syndicats de salariés et les organisations patronales, de reprendre la main sur le sujet « formation professionnelle ». Concrètement, que peut-on en attendre pour les entreprises et leurs salariés ?
Sommaire
Qu’est-ce qu’un accord-cadre interprofessionnel ?
A quoi sert-il concrètement ?
Quelles mesures pourraient concerner les entreprises ?
Chantier 1 : l’apprentissage
Chantier 2 : le CPF
Chantier 3 : le développement des compétences des salariés
Chantier 4 : la certification
Chantier 5 : la gouvernance
Chantier 6 : le financement
Chantier 7 : les transitions professionnelles
Tableau récapitulatif des mesures
Aux origines de l’accord cadre
Vers un « paritarisme du XXIe siècle »
Dans la nuit du 14 au 15 octobre, les organisations patronales et syndicales se sont mises d’accord sur un texte relatif à la formation professionnelle. Il s’agit d’un « accord-cadre national interprofessionnel », un format semble-t-il relativement rare. Il est ouvert à la signature des partenaires sociaux jusqu’au 15 novembre. Il est l’aboutissement de discussions entamées au printemps 2021 pour faire le point sur la réforme du 5 septembre 2018.
Selon le témoignage d’Yvan Ricordeau (CFDT) lors de l’annonce du texte, le format de l’accord-cadre national interprofessionnel (ACNI) est rarement utilisé mais n’est pas inédit : il aurait été mobilisé notamment sur la thématique de l’emploi des jeunes (même si nous n’avons pas retrouvé d’ACNI à proprement parler sur ce thème). Il y a en tout cas au moins un précédent : l’accord-cadre national interprofessionnel du 17 mars 1975 sur l’amélioration des conditions de travail.
Comme son nom l’indique, un accord-cadre ne contient pas stricto sensu de propositions formalisées en vue de produire de la norme : il pose les fondements, le cadre et les limites d’actions et de négociations futures. Cependant dans la mesure où le texte reprend la substance des 49 propositions élaborées en juin dernier (sans les numéroter précisément), il comporte de nombreux indices relatifs aux mesures énoncées dans les accords à venir. Pour reprendre les termes du texte, « les parties signataires actent les thématiques prioritaires à traiter, des pistes de solution ainsi qu’un calendrier précis des travaux en attente. »
L’accord-cadre n’est pas seulement un préalable à la négociation sociale. Il distingue 3 horizons d’application des 7 orientations retenues :
Seule la 3e voie aboutira à de la norme. Les accords nationaux interprofessionnels (ANI) qui résulteront des négociations seront soumis aux autorités, qui seront invitées à les traduire en lois et en décrets.
>> En savoir plus sur la place de la formation professionnelle dans le paritarisme
Vague sur certains points, l’accord contient cependant des propositions plus précises que d’autres. Nous passons en revue les 7 chantiers de négociation en nous arrêtant sur les propositions les plus susceptibles d’influer sur la politique formation des entreprises.
Les partenaires sociaux reconnaissent que la réforme de 2018 « a permis une forte augmentation du nombre de contrats d’apprentissage ces deux dernières années, notamment dans l’enseignement supérieur ». C’est l’aspect sur lequel l’ANI de février 2018 a été le mieux suivi, et les partenaires sociaux ne l’ont pas oublié. Les mesures proposées visent à positionner davantage l’apprentissage dans les circuits d’orientation des élèves, à renforcer l’accompagnement des apprentis et à aider l’innovation pédagogique.
Les mesures concernant les entreprises sont les suivantes :
Accroître le champ des dépenses éligibles aux « 13 % du 0,68 % », c’est-à-dire le versement libératoire à effectuer avant le 1er juin de chaque année. Il s’agirait d’y intégrer « les dépenses liées à l’innovation pédagogique des CFA, notamment dans les secteurs d’avenir (numérique, ingénierie industrielle, recherche et développement…) ». Actuellement, les CFA peuvent recevoir des subventions « sous forme d’équipements et de matériels conformes aux besoins des formations dispensées ». Ces dépenses « liées à l’innovation pédagogique » restent bien sûr à définir.
Pousser les entreprises à certifier leurs maîtres d’apprentissage ou tuteurs : il existe en effet un certificat de maître d’apprentissage du ministère du Travail. Spécialiser un ou plusieurs collaborateurs peut avoir du sens dans une politique de développement des compétences qui fait beaucoup appel à l’alternance.
Les partenaires sociaux souhaitent également « interroger l’intérêt d’harmoniser les aides aux entreprises pour l’embauche de jeunes en contrat d’apprentissage ou de professionnalisation ». La formulation est trop vague pour que l’on se fasse une idée précise des propositions possibles, mais on comprend que ces aides seront au menu des négociations.
Harmoniser et simplifier les procédures administratives de dépôt des contrats d’apprentissage et de professionnalisation auprès des Opco. On peut en attendre une simplification des démarches.
Les partenaires sociaux regrettent que le dispositif ne soit pas aujourd’hui mobilisé dans un objectif suffisamment « professionnel ». En clair, l’argent du CPF finance des formations déconnectées des besoins des entreprises. Par ailleurs, il n’y a pas assez de co-construction. Avec 1,9 milliards d’euros probablement dépensés via le CPF en 2021, soit environ deux fois plus qu’en 2020, l’allocation de cette ressource suscite l’inquiétude des employeurs, des syndicats et des Opco. Les propositions avancées visent à répondre à ces problèmes.
Subordonner le recours au CPF à l’accord du Conseil en évolution professionnelle (CEP). Évincés de toute intermédiation en matière d’accès au CPF, les partenaires sociaux veulent rajouter une couche de complexité au système, en intégrant à l’interface CPF une étape de validation par le CEP, au moins pour les formations non inscrites au RNCP. Sans le dire, ils ciblent ici les permis de conduire et les formations en langue inscrites au répertoire spécifique (RS), qui représentent à leurs yeux une part trop élevée des formations achetées via le CPF. Une expérimentation aurait lieu sur un certain nombre de formations, définies en concertation avec les partenaires sociaux.
Permettre aux entreprises et aux branches d’acheter des formations via l’interface moncompteformation : les entreprises, elles aussi évincées de l’intermédiation, retrouveraient ici une place opérationnelle dans l’achat de formations financées par le CPF. L’idée est de faire en sorte que les branches et les entreprises qui ont conclu un accord d’abondement CPF puissent acheter directement les formations concernées, en accord avec le salarié. C’est un levier purement organisationnel et psychologique, mais qui peut avoir son utilité pour le responsable formation : une fois l’accord du salarié recueilli, il n’y a plus besoin d’attendre que ce dernier passe à l’acte lui-même ; le dossier pourrait être géré essentiellement par l’entreprise.
Aborder le CPF, le CEP et les possibilités d’abondement lors des entretiens professionnels : ces points, avancés en propositions dans l’accord, figurent pourtant déjà dans la loi. Il s’agit sans doute de les renforcer, d’une manière ou d’une autre.
Le texte dit que « Les entreprises et les branches professionnelles peuvent, par accord collectif définissant notamment une politique d’abondement, cibler des formations identifiées (hors formations obligatoires) mises en œuvre sur le temps de travail et permettant de mobiliser, pour partie, le CPF des salariés ». On ne comprend pas s’il s’agit d’un rappel de l’existant (des accords collectifs peuvent être négociés sur les abondements CPF) ou d’une proposition plus « radicale » : permettre la mobilisation par l’entreprise ou la branche d’une partie du CPF du salarié sans son accord. Il faudra attendre la négociation pour en savoir plus.
Les partenaires sociaux estiment que le passage du « plan de formation » au « plan de développement des compétences » n’est pas vraiment achevé dans les entreprises. Pour les y aider, ils émettent ces propositions :
Créer un cadre simplifié de GEPP (gestion des emplois et des parcours professionnels), avec les branches professionnelles, à l’attention des entreprises de moins de 300 salariés, non soumises à obligation de négocier un accord.
Instaurer des incitations (fiscales ou autres) à certaines dépenses visant au développement des compétences. L’accord cite en exemples « GEPP, diagnostics RH des OPCO, contribution conventionnelle, versements volontaires, co-construction et co-investissement ».
Négocier sur la clause de dédit formation. Les partenaires sociaux pourraient créer un cadre conventionnel national pour ces clauses, qui sécurisent l’investissement formation de l’entreprise en imposant au salarié le remboursement total ou partiel de la prestation en cas de départ volontaire peu après la formation.
Les partenaires sociaux s’attaquent ensuite au chantier délicat de la certification. Ils déplorent le manque de lisibilité des répertoires, le manque de recours aux blocs de compétences, l’insuffisante harmonisation des pratiques des certificateurs et la complexité institutionnelle persistante du dispositif. Les propositions contenues dans l’accord restent cependant à la fois très techniques et assez vagues, et ne concernent pas directement les entreprises.
L’accord aborde la question de l’organisation globale du système de formation professionnelle et de son pilotage. Il s’agit essentiellement de mesures institutionnelles. Une seule pourrait avoir un impact pour l’entreprise, et sa perception de son environnement :
Organiser la consolidation des données emploi-formation de tous les acteurs publics et privés. Ce point figurait dans l’ANI du 22 février 2018 mais n’a pas vraiment été repris dans la loi. Pour les entreprises, disposer d’une meilleure information sur les emplois, les formations, les métiers et les compétences dans leur territoire pourrait être bénéfique à la veille RH. On en est cependant très loin. Les partenaires sociaux proposent de travailler sur le sujet.
L’accord-cadre constate que le financement de la formation après la réforme comporte des inégalités. Les entreprises de 50 à 300 salariés ont perdu tout financement au profit des demandeurs d’emploi, pendant que le succès de l’apprentissage et du CPF portaient ces dispositifs à des niveaux inattendus de dépense. La formation professionnelle ne fait pas, en l’état, l’objet d’une planification pluriannuelle. Parmi les mesures proposées, certaines pourraient avoir un impact sur les entreprises, en fonction des options retenues :
Supprimer ou compenser les exonérations de taxe d’apprentissage. Il s’agirait soit de soumettre les organisations jusqu’à présent exonérées à la taxe d’apprentissage ; soit de demander à l’Etat de compenser le coût de ces exonérations, qui s’élèverait à environ 700 millions d’euros.
Réviser les coûts-contrats des CFA suivant une méthodologie pluriannuelle. La formulation de l’accord est suffisamment vague pour que l’on ne sache pas vraiment quel type de mesure sera préconisé, mais il est possible que certains CFA d’entreprises soient impactés par des baisses de prises en charge, voire que les entreprises soient contraintes d’apporter des compléments de financement des frais pédagogiques dans certains cas (notamment pour les formations supérieures).
Financer la formation sur les enjeux de transition écologique et numérique. On parle ici de pérennisation des subventions FNE, d’abondements publics de CPF, d’aides aux transitions professionnelles en particulier dans les entreprises de 50 à 300 salariés (en ligne avec ce qui est annoncé par le gouvernement).
Les partenaires regrettent que les dispositifs mis en place pour financer les transitions professionnelles ne sont pas à la hauteur des enjeux : Transco et Pro-A ne décollent pas, et par ailleurs Pro-A et le projet de transition professionnelle (PTP, ex Cif) ne ciblent que les moins qualifiés, alors que les questions de transition professionnelle concernent tous les niveaux de qualification. Parmi les mesures proposées, on peut retenir les suivantes :
Instaurer un crédit d’impôt pour les dépenses supplémentaires consenties par un salarié qui s’engage dans un projet de transition professionnelle (PTP).
Elargir l’accès à Pro-A. L’accord ne précise pas en quoi : ce sera l’objet de la négociation.
Les principales mesures impactant potentiellement les entreprises en un coup d’œil.
Il y a trois ans et demi, dans la nuit du 21 au 22 février 2018, les partenaires sociaux parvenaient à un accord sur la réforme de la formation professionnelle. Dès le 22 au matin, Muriel Pénicaud, alors ministre du Travail, annonçait que le gouvernement ne suivrait que partiellement cet accord – et s’en éloignerait, notamment, sur la question cruciale des circuits de financement et de gouvernance. Les partenaires sociaux, de part et d’autre, ont vécu cet accueil comme un camouflet.
Traditionnellement, et même légalement depuis la loi Larcher de 2007 (article 1 du code du Travail), le gouvernement consulte les partenaires sociaux en amont de toute réforme d’importance concernant le droit du travail, l’emploi et la formation professionnelle. Sur ce dernier thème, les autorités avaient jusqu’à présent toujours suivi, pour l’essentiel, le contenu des accords nationaux interprofessionnels (ANI) négociés entre les représentants des employeurs et ceux des salariés. En 2004, en 2009, en 2014, les lois votées collaient d’assez près aux ANI signés en amont. D’où la déception des partenaires sociaux lorsque le projet de loi qui allait devenir la loi Avenir professionnel du 5 septembre 2018 a été présenté. Si le texte allait au-delà de leurs espérances sur l’apprentissage, il réalisait certaines de leurs pires craintes de ces dernières années, à savoir :
L’urssafisation de la collecte : les partenaires sociaux perdaient largement la maîtrise des financements mutualisés, et la collecte était transférée aux Urssaf ;
La suppression des Opca, création des partenaires sociaux remontant à 1993, et leur remplacement par les Opco, en nombre moindre et à l’organisation plus encadrée ;
La suppression du financement du plan de formation des entreprises de 50 à 299 salariés (l’ANI conservait 0,10 % de cotisation à cet effet) ;
La monétisation du CPF, non retenue dans l’ANI malgré la feuille de route gouvernementale, et qui privait les nouveaux Opco de la liberté de fixer la valeur des droits CPF en fonction des types de formation ;
L’officialisation d’une gouvernance quadripartite avec voix prédominante de l’État et des régions, conséquence de la création de France Compétences et de la suppression du Cnefop.
La négociation entamée au printemps 2021 visait à reprendre la main après ce recul stratégique des partenaires sociaux, sur un thème qu’ils ont longtemps vécu comme leur chasse gardée. L’idée était de lancer des négociations paritaires sans attendre la sollicitation du gouvernement, et de produire de la norme, ainsi que de l’invitation à légiférer.
C’est la raison pour laquelle l’accord-cadre émet des propositions très offensives sur la gouvernance. La présence des partenaires sociaux, sans minorité de blocage, au conseil d’administration de France Compétences s’est terminée comme ils l’avaient pressenti : France Compétences, pour reprendre les mots de la CFDT lors de la présentation de l’accord, s’est révélé n’être qu’une simple « instance de régulation ». « Les décisions politiques s’imposent trop souvent aux administrateurs, et ne font pas suffisamment l’objet de débats », déplorent les partenaires sociaux dans l’accord-cadre.
L’accord-cadre propose donc de revoir le fonctionnement et la composition du conseil d’administration de France Compétences, en faisant en sorte que les voix soient équitablement réparties entre partenaires sociaux (50 %) et décideurs publics (50 %). Actuellement, les partenaires sociaux disposent de 40 voix sur 110, l’État comptant à lui seul pour 45 voix et les régions pour 15 voix (il y a en outre 10 voix pour les personnalités qualifiées). Certaines décisions « de nature stratégique et budgétaire » devraient, selon les partenaires sociaux, être prises à la majorité des deux tiers, et le conseil d’administration devrait aussi pouvoir se prononcer sur des questions budgétaires qui lui échappent aujourd’hui, comme l’alternance, le PIC et le CPF.
Lors de la présentation de l’accord, les partenaires sociaux ont formulé différemment cette demande, en exprimant le souhait qu’une instance quadripartite extérieure à France Compétences soit créée pour définir la stratégie de la formation professionnelle. Marie-Christine Oghly, présidente de la commission éducation-formation du Medef, a ainsi souhaité que cet accord-cadre ouvre la voie à un « paritarisme du XXIe siècle », dans lequel les partenaires sociaux seraient davantage forces de proposition.
Les thèmes « formation » de la campagne présidentielle se précisent. L’accord-cadre annonce vraisemblablement de nouvelles évolutions du cadre légal et institutionnel de la formation professionnelle, qui devraient avoir un impact sur la pratique des entreprises. Au vu de l’ambition relativement modeste des pistes de négociation, il ne sera probablement question que d’ajustements limités, dont certains pourraient s’avérer favorables aux entreprises. Les négociations nous en apprendront davantage.
Crédit photo : Shutterstock / Abscent
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