Conférencière, professeure des Universités et chercheuse en Sciences du management, Isabelle Barth intervient sur toutes les dimensions de la transformation managériale. Elle répond aux questions de Management de la Formation sur le métier de manager en 2023 et ses conséquences en matière de formation.
Commençons par rappeler que le management est l’articulation entre des process et des personnes. On ne peut pas se contenter d’implanter des outils sans s’intéresser aux personnes. A l’inverse, on ne peut pas rester uniquement dans la relation et l’empathie : le management suppose l’optimisation des ressources pour aller vers un objectif.
Les organisations ont traversé des transformations énormes au cours des 20 dernières années. Il y a bien sûr l’impact des technologies que l’on appelait « nouvelles » au début des années 2000 et qui ne le sont plus, avec de nouveaux développements liés notamment à l’intelligence artificielle. Plus récemment, les entreprises ont été confrontées à des ruptures très fortes – la pandémie, les confinements, puis la guerre en Europe, l’inflation… Dans ce nouveau contexte, je distinguerai 3 évolutions :
Certaines attentes latentes depuis de nombreuses années, en matière de reconnaissance, de justice, d’autonomie, déjà présentes dans les discours mais considérées comme pas vraiment légitimes, sont entrées véritablement dans le bouquet des préoccupations des managers. Or, faute de formation, ceux-ci sont désemparés. Ce n’est pas une vue de l’esprit : dans un contexte général d’augmentation de l’absentéisme et des risques psychosociaux, les managers se distinguent par une vulnérabilité particulière. Fatigue, fuite, désengagement, burnout : ils font partie des plus fortement touchés.
C’est tout particulièrement le cas des managers intermédiaires, qui se sentent coincés entre les injonctions venues du haut et les attentes qui remontent de la base. Ils ne sont pas équipés pour affronter les contradictions de ce rôle de « zone tampon ». Ils sont souvent tentés de traiter le problème par des process et des outils, au lieu de travailler leur connaissance de soi et la relation aux autres. Ces dernières dimensions, de fait, manquent encore dans la plupart des formations au management.
La situation s’aggrave quand le management supérieur les sanctionne. S’il y a une théorie du ruissellement qui fonctionne, c’est bien celle du ruissellement managérial ! Quand le management dysfonctionne à la tête de l’entreprise – management toxique, absent, par défaut… – toutes les couches inférieures sont affectées.
La fuite dans l’outil est un travers fréquent. On le voit par exemple avec l’entretien d’évaluation : de plus en plus de managers fuient ce moment-clé de la relation avec le collaborateur en s’appuyant sur des outils, qui leur permettent de ne pas rencontrer les personnes trop souvent.
Il y a d’abord, évidemment, les entreprises qui vont bien et celles qui ne vont pas bien, pour des raisons qui ne dépendent pas uniquement du management. Certains secteurs se sont effondrés, d’autres sont florissants. Mais au-delà de cette différence de contexte économique, on rencontre toujours les mêmes comportements face aux crises.
La tentation autoritaire est forte en période de crise. On a tous connu un dirigeant ou un haut manager qui disait « je ne veux pas savoir, il faut que ça avance » ! C’est souvent la recette de la catastrophe. Cette attitude s’ancre dans un déterminisme de la solution : nous avons un problème, il nous faut une solution, si possible rapide. D’où le foisonnement de la consultance, du recours à des outils, eux-mêmes vite périmés…
Avant de se précipiter sur ce type d’analyse, s’est-on posé toutes les bonnes questions ? Il est essentiel que les managers se posent la question du « pourquoi » avant celle du « comment ». Si l’on n’identifie pas les causes racines de la crise, on risque de s’orienter vers des solutions inadaptées. Or, les lanceurs d’alertes sont vécus comme des personnes résistantes au changement, ils sont très maltraités. Certes, ils n’ont pas toujours raison, mais ils sont souvent un symptôme de quelque chose.
Dans le discours, les chefs d’entreprise cherchent à susciter la motivation et l’engagement des collaborateurs : ces facteurs sont perçus, à juste titre, comme les moteurs de la performance. Mais pour être durable, la motivation doit être intrinsèque. Les solutions qui conduisent à stimuler une motivation extrinsèque ne fonctionnent qu’à court terme.
La première étape serait de reconnaître que le management est un métier. On connaît le problème du binôme expertise/management : le manager est souvent choisi parmi les meilleurs experts. Or le meilleur expert n’est pas forcément le meilleur manager. Dans le monde du sport, les coaches les plus performants ne rencontrent pas nécessairement chez les meilleurs sportifs.
Quand on devient manager, il faudrait ainsi faire le deuil de son expertise : on cesse d’être le meilleur de son équipe, on devient celui qui accompagne le développement des talents de son équipe. Ce n’est pas facile, d’autant que le métier de manager n’est pas toujours reconnu par les entreprises. Celles-ci attendent souvent de lui qu’il continue à assurer sa part d’opérationnel, tout en prenant en charge le management en plus. Or, le rôle d’accompagnateur du développement de l’équipe est essentiel pour la performance durable de l’entreprise.
On semble souvent considérer que le management requiert simplement d’ajouter une couche de soft skills aux compétences métiers préexistantes d’un expert. Les soft skills sont importantes : le management est bien un métier de relations humaines, qui requiert audace, empathie, capacité de décision, etc. Mais il y a également des hard skills dans ce métier, des compétences que l’on peut acquérir, travailler, approfondir. Gérer un salarié toxique, conduire une réunion, savoir dire non… On est parfois à la frontière des soft skills, mais je crois que l’on peut parler d’un noyau de compétences dures du management.
A ma connaissance, très peu. J’ai dirigé deux écoles de commerce et de management. On ne retrouve pas vraiment les compétences managériales dans la nomenclature des cours. Comme tout ce qui touche à l’humain, le management est difficile à théoriser ; il est tributaire d’un contexte. Il est beaucoup plus facile d’aborder ces sujets avec des étudiants qui ont été en alternance dans des entreprises. Les autres ont tendance à vivre en théorie, et comme on le sait, en théorie tout se passe bien !
La formation continue, quant à elle, souffre avant tout d’être perçue comme un coût pour l’entreprise. Former au management est vécu comme une dépense plus que comme un investissement immatériel, dans beaucoup de cas.
La crise pandémique a stimulé la formation à distance, qui peut paraître répondre en partie au problème du coût. Les outils ont leur part de responsabilité : peut-on vraiment apprendre les subtilités du métier de manager sur une app consultée entre midi et deux ? La formation s’est beaucoup technologisée. Or, le présentiel, les échanges, les controverses, la mise en commun des situations sont certainement plus performants que les solutions 100% digitales, même si celles-ci peuvent aider. La tentation est forte de recourir à des outils un peu « magiques ». Il ne faut pas tout jeter, bien sûr, mais il faut savoir regarder l’offre de formation, dans toute sa diversité, avec recul et sens critique.
Une autre tentation est d’aller chercher des solutions ailleurs que dans le management : je pense aux conférences de grands sportifs, de chefs d’orchestre, de neurosciences… J’adore écouter toutes ces personnalités, mais cela ne suffit pas. Pour véritablement transmettre des compétences opérationnelles, il est indispensable de contextualiser les apprentissages au sein de l’entreprise. Le manager sera confronté à des situations concrètes – on me met la pression pour développer tel projet ; 3 de mes collaborateurs sont malades ; je suis accusé de discrimination, etc.
Face à cela, il faut pouvoir aligner de vraies compétences, et non des gadgets à la mode. Et s’il y a un métier qui aime les modes, c’est bien le management ! Ces méthodes qui se succèdent ne sont pas forcément à bannir, mais on doit les considérer avec recul. Le management est l’art du dosage. Il n’y a pas vraiment de bon ou de mauvais management, il y a un management en adéquation avec des personnes et des situations. Il arrive que des managers soient vécus comme excellents par certains salariés et comme très mauvais par d’autres. Derrière ces questions, il y a le mystère humain, avec ses ambigüités et ses ambivalences.
Ces dernières années, la responsabilité de se développer a été en grande partie transférée au salarié. Idéalement, on considère que c’est à lui de faire ses choix de formation, de piloter son évolution professionnelle, en particulier dans les petites entreprises. C’est l’esprit du CPF.
Ensuite, si la formation est conçue comme un simple transfert de connaissances, via une journée d’enseignement théorique ou une série d’applis sans qu’il y ait une vraie contextualisation des connaissances acquises, elle risque fort de s’avérer inutile. Former pour pouvoir dire que l’on a formé relève d’une forme de bluewashing. La formation doit avoir lieu au bon moment, répondre à de vraies attentes et intervenir en coconstruction entre formateurs et coapprenants. Il faut se poser les bonnes questions en amont : à quoi forme-t-on les salariés ? A mieux s’adapter à un système qui ne changera pas ou à évoluer de concert avec un système en mouvement ?
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