A quelques semaines de l’échéance du 30 juin 2021 , date limite pour les premiers « entretiens des 6 ans » (échéance repoussée au 30 septembre pour ce qui est des sanctions), le doute subsiste sur les conditions à remplir pour être en conformité : les tribunaux et le ministère n’ont pas la même interprétation de la loi. Comment se mettre à l’abri ? Nous faisons le point sur l’entretien professionnel, son cadre juridique et les problèmes pratiques que pose la loi pour le responsable formation.
Mis jour le 9 juin 2021
Tous les salariés embauchés avant le 1er juillet 2015 doivent recevoir leur entretien professionnel des 6 ans avant le 30 juin prochain. La loi du 31 mai 2021 de gestion de la sortie de crise sanitaire a repoussé l’application des sanctions encourues au 30 septembre 2021, mais il ne s’agit pas d’un délai supplémentaire pour la tenue de l’entretien des 6 ans.
Les entreprises, rappelons-le, doivent organiser pour chaque salarié un entretien professionnel au minimum tous les deux ans. Tous les 6 ans, l’entretien professionnel est un entretien dit « bilan », au cours duquel l’employeur et le collaborateur font « un état des lieux récapitulatif du parcours professionnel du salarié ». Dans les entreprises de 50 salariés et plus, si certaines conditions ne sont pas remplies au moment de cet entretien des 6 ans, l’employeur doit abonder le Compte personnel de formation (CPF) du salarié de 3 000€. S’il ne le fait pas, il risque de devoir payer le double en cas de contrôle.
La loi ayant été promulguée le 5 mars 2014, les premiers « entretiens des 6 ans » auraient dû en principe avoir lieu avant le 7 mars 2020, pour les salariés qui étaient déjà en poste au moment du vote de la loi.
En septembre 2018, cependant, la loi « Avenir professionnel » a changé les conditions à remplir au moment de l’entretien des 6 ans (voir plus bas), de façon rétroactive. Pour laisser le temps aux entreprises de s’adapter, en août 2019, l’ordonnance « Coquilles » a permis aux employeurs de choisir entre les anciens et les nouveaux critères pour les salariés embauchés en 2014 ou avant.
Suite à la loi d’urgence du 23 mars 2020, une ordonnance du 1er avril 2020 repousse l’échéance des entretiens professionnels des 6 ans qui devaient avoir lieu courant 2020 au 31 décembre 2020. Une seconde ordonnance, du 2 décembre 2020, repousse l’échéance au 30 juin 2021 l’échéance des entretiens bilan prévus initialement en 2020 ou au 1er semestre 2021. Elle étend en même temps jusqu’à la même date la faculté de choisir entre les anciens et les nouveaux critères de conformité. La date à laquelle aura lieu l’entretien des 6 ans sera la nouvelle date anniversaire à partir de laquelle les entretiens suivants devront être planifiés. Enfin, la loi de sortie de crise du 31 mai 2021 diffère l’éventuelle sanction financière à octobre 2021. En principe, cependant, si vous organisez un entretien bilan le 1er juillet alors qu’il devait se tenir le 30 juin au plus tard, vous êtes passible de l’abondement de 3 000 €.
Les interprétations contradictoires de l’institution judiciaire et du ministère du Travail font régner l’incertitude sur les critères déclenchant le versement de l’abondement. Que disent les textes ?
Dans les entreprises de 50 salariés et plus, l’employeur doit verser un abondement complémentaire de 3 000 € sur le CPF du salarié si, au moment de l’entretien des 6 ans, il est constaté :
Selon les anciens critères, que les employeurs peuvent encore choisir d’utiliser jusqu’au 30 juin 2021, l’employeur doit verser l’abondement de 3 000 € s’il est constaté :
Dans les deux cas, la question est : pour que l’abondement soit obligatoire, faut-il que les deux critères soient vérifiés ? Ou un seul des deux manquements est-il suffisant pour déclencher la sanction ?
Dans l’esprit du ministère du Travail, la réponse est claire : pour être en règle, l’employeur doit à la fois avoir organisé tous les entretiens professionnels légalement obligatoires ET remplir le 2e critère (avoir organisé au moins une formation non obligatoire ou avoir pris 2 des 3 mesures possibles).
C’est explicitement écrit dans le questions-réponses consacré à l’entretien professionnel et paru le 20 mai 2020 sur le site du ministère : « Dans les deux cas, il s’agit de conditions cumulatives et non exclusives ».
Pourtant, un jugement de la Cour d’appel de Paris en date du 2 décembre 2020 interprète les textes exactement dans l’autre sens. Il s’agit d’un litige entre un cabinet de consulting financier et un salarié licencié en 2017. Parmi ses nombreuses demandes, le salarié réclamait le versement de l’abondement CPF obligatoire (qui s’élevait à l’époque à 100 heures, le litige datant d’avant la réforme de 2018 et la monétisation du CPF). Sur ce point particulier, les prud’hommes comme la cour d’appel s’accordent à rejeter la demande du salarié, en arguant que « si l’employeur ne démontre pas avoir organisé ces entretiens, les éléments du dossier permettent d’établir que Monsieur G.H. a bénéficié d’une action de formation le 23 novembre 2015 et d’une progression salariale, en application d’un avenant du 1er octobre 2015. »
L’employeur remplissait donc le 2e critère (dans leur version antérieure à la réforme de 2018), puisqu’il pouvait justifier de 2 actions sur les 3 : une formation et une progression salariale pendant la période. Mais il ne remplissait pas le premier : les entretiens professionnels n’ont pas eu lieu (ou l’entreprise n’en pas gardé trace).
La cour a donc interprété le texte de l’article L6315-1 dans sa rédaction antérieure à la loi Avenir professionnel : « lorsque, au cours de ces six années, le salarié n’a pas bénéficié des entretiens prévus et d’au moins deux des trois mesures mentionnées aux 1° à 3° du présent II, son compte personnel est abondé […] ». Le jeu des négations rend le propos difficile à suivre, mais on peut bien comprendre que, pour déclencher l’abondement, les deux conditions (négatives) doivent être remplies. Si une seule des deux ne l’est pas, il n’y a pas d’abondement. Le « et » est inclusif.
L’article L6315-1 a depuis été modifié, mais la formulation reste structurée de la même façon : « lorsque, au cours de ces six années, le salarié n’a pas bénéficié des entretiens prévus et d’au moins une formation autre que celle mentionnée à l’article L. 6321-2, son compte personnel est abondé […] »
Pour compliquer le tout, le jugement du 2 décembre 2020 a fait l’objet d’un pourvoi en cassation, selon le Village de la Justice. On ignore encore quand la décision sera rendue.
En l’état, il est donc difficile de savoir quelle règle sera appliquée.
On peut imaginer qu’en cas de conflit du travail devant les prud’hommes, la jurisprudence récente devrait s’appliquer : un seul des deux critères a besoin d’être rempli pour être en conformité.
En revanche, en cas de contrôle, il y a fort à parier que l’inspection du travail appliquera les directives de son ministère de tutelle. D’autant plus que l’interprétation la plus rigoureuse est très vraisemblablement la plus fidèle à l’intention du législateur et à l’esprit de la loi. Si l’on se réfère à l’étude d’impact de la loi du 5 mars 2014, loi qui a créé l’entretien professionnel, la rédaction lève toute ambiguïté : « si lors de cet entretien il est constaté qu’au cours des six dernières années, le salarié n’a pas bénéficié des entretiens auxquels il avait droit ou n’a pas bénéficié d’au moins deux des trois mesures suivantes ». Dans l’esprit des rédacteurs de la loi, il suffisait donc qu’un des deux critères ne soit pas rempli pour déclencher le versement de l’abondement. Pourtant, le projet de loi présentait dès le départ la rédaction en « et » : il n’y a donc pas eu d’amendement visant à alléger la contrainte, mais bel et bien une négligence de rédaction.
Il n’est donc pas invraisemblable que le jugement soit cassé, voire que le législateur clarifie sa rédaction.
En résumé, il est dans tous les cas préférable de pouvoir justifier, lors de l’entretien bilan, à la fois de la tenue des entretiens bisannuels et de l’organisation d’au moins une formation non obligatoire, pour chaque salarié. Que faire si vous n’êtes pas en mesure de le prouver ? Il peut être tentant de se prévaloir du jugement mentionné ci-dessus pour ne pas acquitter les 3 000€ d’abondement CPF pour les salariés concernés. Le risque est de devoir payer le double en cas de contrôle, et de devoir entrer dans des procédures longues pour obtenir gain de cause. Il est probablement préférable de prendre conseil auprès d’un juriste spécialisé avant de s’engager dans une telle voie.
L’entretien professionnel, dans l’état actuel de la législation et de la jurisprudence, fait donc peser un vrai risque juridique et financier sur les entreprises. Un danger difficile à évaluer, dans la mesure où la doctrine n’est pas stabilisée et où les contrôles n’ont pas encore véritablement commencé, avec le répit lié à la crise sanitaire. Une chose est certaine : pour réduire ce risque à l’avenir, il est essentiel d’anticiper en organisant rigoureusement les entretiens professionnels et en ayant un suivi strict des formations des salariés. L’aide d’une solution logicielle et/ou d’un prestataire externe peut être précieuse dans cette perspective.
Autre piste d’action : la négociation d’un accord d’entreprise fixant une périodicité et des critères différents, mieux adaptés à la réalité de votre organisation. La loi Avenir professionnel en a créé la possibilité. Un tel accord peut en outre s’avérer un outil très performant de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences et de management des talents.
Crédit photo : Shutterstock / GERARD BOTTINO
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Bonjour,
Serait-ce possible de me clarifier la notion " 3 entretiens en 6 ans "? Exemple : si un salarié embauché en 2015 a effectué un EP en 2017 /2019 / 2020 et pas 2021 (sans raison d'absence) , est-ce valable ou faut il vraiment effectuer un EP tous les 2 ans à partir de la date d'embauche du salarié ? merci d'avance pour votre réponse.
Cordialement.
Bonjour et merci pour votre message. Même si le "questions-réponses" du gouvernement ne comprend pas de clarification sur ce point, il me semble que la périodicité se comprend comme "un entretien par période de 2 ans". Pour moi, l'employeur serait donc dans les clous dans l'exemple que vous suggérez. Cela me paraît d'autant plus vraisemblable que les accords collectifs prévoyant une périodicité différente (ainsi que le loi le permet depuis la réforme de 2018) peuvent réduire le nombre d'entretiens, et non seulement modifier leur date. La branche Prévention Sécurité a ainsi conclu un accord sur le sujet prévoyant que 2 entretiens doivent avoir lieu, étant entendu que "Le premier entretien professionnel aura lieu dans les 3 premières années de la période. Le second entretien se tiendra dans la seconde période de 3 ans". L'accord a été étendu.
Bonjour
Qu'en est-il des entreprises de moins de 50 salariés ?
En quoi sont-elles concernées ? quelles sanctions encourent elles en cas de non respect ?
Merci
Bonjour et merci pour votre question. L'obligation d'organiser les entretiens professionnels s'applique à toutes les entreprises, quelle que soit leur taille. Il en va de même pour l'entretien des 6 ans, qui doit aborder les 3 points précisés par la loi (formations suivies, certifications, promotions/augmentations). Mais dans les entreprises de moins de 50 salariés, il n'y a pas de sanction financière (abondement CPF) en cas de non-respect. Cependant, en n'organisant pas les entretiens, vous vous placez en situation de non-conformité, et en cas de conflit aux prud'hommes, cela sera retenu contre vous.
L'obligation de proposer au moins une formation non obligatoire tous les 6 ans, ou de remplir deux des trois conditions de l'ancien système, ne s'impose qu'aux entreprises de 50 salariés et plus.