Les enjeux de la formation dans les entreprises globales ne sont pas simplement ceux des entreprises « normales » en plus grand. La dimension internationale introduit des paramètres inconnus dans les organisations de dimension nationale ou régionale. Nous entamons une série d’articles sur les spécificités de la formation dans les entreprises présentes sur plusieurs continents, en commençant par un type de réponse aux questions de développement des compétences que l’on rencontre plus particulièrement dans ces sociétés : l’université d’entreprise.
L’université d’entreprise : pour quoi faire ?
Université, académie, institut… Il est sans doute vain de chercher à définir précisément les nuances entre ces différentes appellations, qui doivent souvent beaucoup à l’histoire et au marketing. Elles renvoient en tout cas clairement à une volonté commune : celle de désigner une structure « maison » qui a vocation à dépasser en ampleur le simple cadre d’un organisme de formation interne.
En quoi l’université d’entreprise va-t-elle au-delà du centre de formation ? De plusieurs façons possibles, qui peuvent se cumuler :
- Le prestige : certaines universités d’entreprise ciblent uniquement l’encadrement ou l’ingénierie. Il s’agit alors de signaler le niveau de la formation délivrée, en lui conférant une dimension universitaire.
- L’ampleur des effectifs : une université d’entreprise peut s’adresser à plusieurs milliers, voire dizaines de milliers d’étudiants internes chaque année. Les outils digitaux de formation à distance renforcent la capacité de s’adresser à tous.
- La diversité des thématiques : l’université d’entreprise peut aborder toute la variété des métiers pratiqués dans l’organisation, en même temps que ses valeurs et sa culture.
- L’ouverture à l’international : l’université d’entreprise est un lieu partagé entre toutes les filiales pays d’un groupe global.
- L’ouverture sur le monde pédagogique : les universités d’entreprise peuvent conclure des accords avec des institutions d’enseignement supérieur, écoles ou universités, en se plaçant en quelque sorte sur un pied d’égalité.
Plutôt que d’essayer de définir précisément ce qu’est ou doit être une université d’entreprise, nous nous proposons d’illustrer ces différents points par des exemples concrets. L’objectif est de montrer en quoi l’université d’entreprise peut répondre à certaines problématiques des entreprises globales.
Le prestige
Les universités d’entreprise peuvent être conçues pour former l’élite dirigeante, managériale et/ou technique d’un groupe global. Elles « constituent un enjeu de prestige pour les entreprises, qui s’approprient les codes de la transmission du savoir propres aux universités », selon Xavier Philippe, professeur à EN Normandie et spécialiste du sujet.
C’est l’approche retenue par Mazars en créant en 2011 The Next MBA, destiné à accueillir les profils les plus prometteurs parmi les top dirigeants. Le programme, il est vrai, n’est que l’une des composantes de la Mazars University fondée en 2008, et qui accueillerait aujourd’hui de l’ordre de 14 000 étudiants chaque année (soit le tiers de l’effectif). Mais The Next MBA est présenté comme le navire amiral de l’université, dont la finalité affichée est de « soutenir la culture et le leadership ».
Significativement, dans les 7 missions fondamentales attribuées à son université par Mazars, la production et le partage de savoir ne vient qu’en 4e, juste devant la catalyse de l’innovation. Les 3 premières missions portent sur l’accélération de la transformation culturelle, la connexion des collaborateurs mondiaux entre eux et la stimulation de la performance globale. La transmission des métiers, la promotion des parcours, la montée en compétences ne sont pas mentionnées. On est bien dans un objectif affiché d’excellence et de prestige ; la dernière mission citée est d’ailleurs la valorisation de la marque.
Ce type d’université d’entreprise s’insère également dans la continuité des grands programmes « groupe » de transmission de la culture et des valeurs managériales, qui ciblent prioritairement les managers et sont parfois conduits par des prestataires extérieurs, avec une logistique considérable. Dans certains cas, on peut avoir le sentiment que l’université d’entreprise n’est que l’institutionnalisation de ces programmes : ainsi par exemple de l’Institut Léon Lesaffre, l’université d’entreprise du Groupe Lesaffre, qui selon la présentation qui en est faite en ligne forme chaque année « près de 200 managers toutes fonctions confondues, issus de plus de 50 filiales dans le monde ».
L’ubiquité
Qu’elle cible une population précise ou l’ensemble des collaborateurs, l’université d’entreprise répond également à un autre défi : celui d’atteindre des effectifs à la fois nombreux et répartis sur l’ensemble de la planète. Ce qui pose la question de la forme que prend l’université : doit-elle s’incarner dans un bâtiment, un lieu précis ? C’est souvent le cas des universités américaines, comme celle de General Electric et son campus de Crotonville.
De plus en plus, cependant, l’université d’entreprise se décline hors les murs, même s’il reste parfois un bâtiment emblématique. Les cours peuvent se partager entre classe virtuelle, présentiel dans divers lieux, partenariats avec d’autres écoles et modules de e-learning. L’université est alors le nom donné à un projet global de développement des compétences dans l’entreprise, qui peut avoir des ambitions globales et des déclinaisons locales. La crise sanitaire a naturellement accéléré cette évolution.
Le responsable du Leadership & Talent Management du groupe logistique Gefco (15 000 salariés dans 47 pays) expliquait ainsi dans un webinar de juin dernier que la plateforme en ligne Gefco University avait été mise en place en 2018 pour atteindre l’ensemble des collaborateurs. Pour y parvenir, le dispositif inclut :
- Des contenus dans toutes les langues parlées dans le groupe (une vingtaine). C’est un point à ne pas négliger : s’il est inévitable qu’une part importante des contenus soient diffusés en anglais dans une entreprise globale, la présence de contenus dans les langues nationales favorise l’appropriation.
- Des personnes-relais identifiées dans chaque pays, qui ont en charge la diffusion des contenus et l’animation de l’université. Chaque pays décide ainsi des modalités techniques et organisationnelles les plus pertinentes pour atteindre les collaborateurs.
- Un accès à 1) des contenus en self-service sur des problématiques susceptibles d’intéresser les salariés, 2) des programmes et des parcours prescrits à l’échelle groupe et 3) des formations métiers à la carte.
L’ensemble est déployé par l’intermédiaire d’une plateforme 100% en ligne.
La diversité thématique
Le format « université d’entreprises » permet donc de centraliser et de diffuser des contenus de natures très variées, bien au-delà des grands programmes de culture managériale, de leadership ou de bonnes pratiques RSE ou anti-corruption.
Accor Academy, l’une des plus anciennes universités d’entreprise en Europe (elle a été créée en 1985) couvre ainsi une vaste palette de métiers, avec une offre structurée en une dizaine de « campus » : ventes, business, technique et maintenance, chambre… Le catalogue en ligne renvoie à des formations de tous types : en présentiel dans diverses régions, en présentiel au siège (tour Sequana à Issy-les-Moulineaux), en distanciel, ou encore avec un partenaire externe. L’Académie est par ailleurs implantée dans 17 régions du monde, sous la forme d’autant d’Académies locales dotées de leur propre offre. Le déploiement de l’offre de formation est ainsi aussi large que possible, à la fois du point de vue des thèmes, des publics et de la géographie. L’accent est ici mis sur les parcours, la montée en compétences, la fidélisation.
L’ouverture
Une université d’entreprise peut être un moyen d’ouverture sur le monde, en organisant des partenariats, en invitant des experts, en ouvrant ses portes à des stagiaires venus d’autres horizons… jusqu’à faire partie du monde de la formation supérieure. C’est ainsi que l’Académie Accor a créé en 2004 l’Académie du Service, devenue en 2011 un cabinet de conseil et de formation indépendant, spécialisé dans l’expérience client. Une université d’entreprise peut ainsi devenir un centre de profit en s’ouvrant aux stagiaires extérieurs. Pour un géant du service comme Accor, il n’y a pas vraiment d’enjeu de confidentialité : il y a tout à gagner à vendre de l’expertise.
L’ouverture peut aussi prendre la forme de partenariats pédagogiques avec des écoles et universités. L’avantage est triple : les salariés bénéficient des meilleurs enseignants ; ils côtoient d’autres étudiants et font du réseau ; et ces sessions permettent également de recruter les meilleurs profils. L’Université PSA, fondée en 2010, illustre bien cette démarche. L’objectif affiché est de « construire une Université étendue en s’associant avec des écoles d’excellence dans le monde (écoles d’ingénieurs, de commerce, sciences humaines…) dans le but d’attirer une grande diversité de talents ». L’Université PSA finance ainsi des chaires d’enseignement et de recherche, et entretient des partenariats étroits avec une trentaine d’écoles en Europe, Asie et Amérique.
À l’inverse, l’université d’entreprise peut aussi être un lieu entièrement fermé et secret : c’est le cas de l’université d’Apple, confinée sur le site du siège social à Cupertino, réservée aux managers et entourée d’un tel mystère qu’on ne trouve guère de trace web de son activité depuis 2014. Il s’agit là de conserver jalousement les secrets de la maison, les techniques et les démarches qui font la spécificité de l’entreprise. Une telle approche est cohérente avec un métier hautement technologique comme celui d’Apple.
L’expression « université d’entreprise » recouvre ainsi des réalités très variées, réunies par un point commun : la vocation à l’universalité, qu’elle soit géographique, thématique et/ou humaine. Appuyée par un ou des systèmes d’informations performants, l’université d’entreprise est en mesure de relever efficacement l’un des défis posés par la globalisation des entreprises : élaborer et diffuser une stratégie de formation, de recrutement et de gestion des talents à la fois globale et adaptée aux enjeux locaux. Dans beaucoup d’exemples, la dimension « enseignement » se double d’une dimension « recherche », qui donne tout son sens à la dénomination « université ». Pas de recette, donc pour déployer une université d’entreprise. Mais un véhicule conceptuel souple et adaptable, avec déjà près d’un siècle d’histoire riche en exemples inspirants.
Annexe : bref historique des universités d’entreprise
Le principe de l’université d’entreprise remonte au moins aux années 1920. C’est ainsi qu’en 1926, General Motors a racheté une école spécialisée dans la fabrication automobile pour la transformer en General Motors Institute (aujourd’hui Kettering University, dans le Michigan). On lit souvent que le phénomène s’est ensuite développé dans les années 1950, en citant les exemples de Disney, McDonald’s ou Motorola. A l’examen, il s’avère que ces établissements étaient plutôt des centres de formation qui n’ont pris les proportions d’universités d’entreprise que dans les décennies suivantes. Ainsi, la fameuse « Université du Hamburger » de McDonald’s n’était au départ qu’un petit programme de formation lancé en 1961, le campus proprement dit n’ouvrant ses portes qu’en 1983.
Les universités d’entreprise semblent plutôt prendre leur essor dans les années 1970-80, en accompagnement de la globalisation. L’exemple européen le plus significatif et le plus précoce est Isvor, l’institut créé par Fiat dans les années 1970 en réponse à la crise et aux nouveaux enjeux de l’automobile.
Mais l’essor d’internet et des technologies de l’information et de la communication, autour de l’an 2000, lance véritablement le mouvement. « Les universités d’entreprise sont à la mode : les créations se multiplient ; des études, des livres, de nombreuses conférences internationales y sont consacrées ». Ce constat introduisait une intervention d’Hervé Borensztejn, alors responsable de l’académie d’entreprise d’EADS, en janvier 2003. Jérôme Wargnier, auteur du chapitre du Grand livre de la Formation (3e ed, 2020) consacré aux universités d’entreprise, évoque d’ailleurs le « phénomène de mode des années 2000 qui voulait que chaque grande entreprise se dote d’une université ».
Le développement de la formation à distance, la digitalisation des processus de gestion, la multiplication des entreprises globales ont rendu le format de l’université d’entreprise toujours plus attractif. Le nombre de multinationales est ainsi passé de 37 000 à 83 000 entre le début des années 1990 et 2016, et le nombre de filiales de ces entreprises est passé de de 70 000 à 800 000. Le nombre d’entreprises globales susceptibles de trouver une réponse à leurs problématiques de formation dans une université d’entreprise a donc considérablement augmenté.
Les données sur le nombre d’universités d’entreprise en France et dans le monde sont assez vagues. Dans son intervention de 2003 citée plus haut, Hervé Borensztein parle de « 2 000 universités d’entreprise recensées dans le monde ». CorpU, un spécialiste de la formation de dirigeants, estimait en 2011, sans préciser son mode de calcul, qu’on était passé de 400 universités d’entreprises en 1988 à 2 000 dans les années 1990 et 4 000 en 2010. Un article de 2019 de University World News annonce que la Chine compte à elle seule déjà 2 000 universités d’entreprise. Selon Le Grand livre de la Formation, il y en aurait 320 aujourd’hui en France.
Plusieurs organismes et événements entendent fédérer et animer en réseau les universités d’entreprise :
- Le Global Council of Corporate Universities (GCCU), créé par Annick Renaud-Coulon en 2005.
- Le U-Spring, le Printemps des Universités d’entreprise, qui tiendra en mars 2022 sa 7e édition.
- CORPU, anciennement Corporate University Exchange (Etats-Unis), est une plateforme de formation au leadership en ligne qui organise des événements et des études autour de l’université d’entreprise.
- La Global Association of Corporate Universities and Academies (Royaume-Uni) met à disposition des ressources et vend de l’expertise autour des universités d’entreprise.
- Le CLIP (Corporate Learning Improvement Process) délivre des accréditations aux politiques de développement des compétences des groupes, le plus souvent incarnées dans des universités d’entreprise.
Crédit photo : Shutterstock / Rawpixel.com
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