Alexandre Pachulski : « Les entreprises qui ne changent pas vont perdre de nombreux talents »

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Alexandre Pachulski est cofondateur et Directeur produits de Talentsoft, leader européen des applications Cloud de gestion des talents et des compétences. Ancien consultant (O2 Consulting), titulaire d’un doctorat en informatique et spécialiste de l’intelligence artificielle, il est également auteur (Unique(s), Génération IA) et blogueur. Il partage avec Management de la Formation son regard sur la crise sanitaire et les leçons à en tirer pour le management des talents.

 

Comment avez-vous vécu la crise sanitaire ?

J’ai pleinement conscience des souffrances et des deuils traversés par beaucoup d’entre nous. En tant qu’individu, cependant, j’y ai trouvé du positif. Depuis des années, je militais pour que l’on accorde davantage d’attention aux personnes sur le lieu de travail, pour que l’on se préoccupe des individus et non seulement des employés. La crise a contraint tout le monde à faire plus attention à soi-même et aux autres, à la dimension humaine du travail. Dans l’état de peur et de sidération qui a régné au début de la crise, le « comment vas-tu » est devenu une vraie question, et non plus une simple formalité.

Du point de vue de Talentsoft, la crise a été l’occasion de démontrer la sincérité de notre démarche. Nous avons essayé de nous montrer solidaires de nos clients du monde médical et de l’accueil des personnes âgées, comme Korian ou la Fondation Rothschild. Nous avons notamment mis à disposition gratuitement du contenu de formation pour le personnel médical.

La crise a surtout amené une accélération de beaucoup de phénomènes que nous décrivions et annoncions depuis longtemps.

 

Avez-vous observé des changements chez vos clients, sur votre marché ?

Nous avons rencontré de nouveaux types de demandes, à partir de produits existants. Nous avions par exemple un module « conversation continue » qui venait déjà compléter le processus d’entretien annuel. Avec le passage au distanciel, cette fonctionnalité a été beaucoup plus demandée, et nous avons été amenés à la développer. La dimension « e-learning » est un autre exemple : elle a été beaucoup plus sollicitée pendant la crise.

Enfin, nous avons eu beaucoup d’échanges avec nos clients sur les questions de management. Nous avons été en appui pour aider les managers à se réinventer, à relever le défi RH de la crise. Depuis une dizaine d’années,  on parle beaucoup du manager comme coach, développeur de ses collaborateurs. Si on est un peu honnêtes, son rôle reste le plus souvent de s’assurer que les objectifs définis en début d’année soient bien atteints à la fin. Avec, certes, une compréhension accrue du fait qu’il faut prendre soin des gens. Mais sur le fond le métier est resté le même, dans sa pratique.

Aujourd’hui, nous croyons que le métier du manager change et doit changer : il doit devenir un alchimiste. Le but de l’entreprise reste de produire des produits et services, et la plupart du temps de croître ; mais le but du manager est de créer des équipes qui soient capables, collectivement, d’atteindre ces objectifs tout en respectant beaucoup plus fortement les attentes, les différences, les contraintes des individus qui constituent l’équipe. Le tout en suscitant une « âme » collective, une cohésion d’équipe, nécessaire à son efficacité.

Il n’est pas certain qu’aujourd’hui le manager soit en mesure de développer individuellement chaque salarié. Il s’agit davantage de créer le collectif au sein duquel l’individu pourra s’accomplir, de susciter les conditions des possibles pour les personnes comme pour les équipes. A-t-on nommé les bonnes personnes pour cette approche du métier ?

 

Les entreprises vont-elles intégrer les changements de la crise, notamment le télétravail ?

Je suis circonspect sur cette question. Le business va reprendre, la vie revient. Les entreprises vont avoir une tentation très forte : celle de renouer avec le mode de travail antérieur, avec les repères que tout le monde connaît. Nous vivons une crise, au sens d’Antonino Gramsci : l’ancien monde a disparu, le nouveau n’a pas encore émergé. Dans ce contexte, il est rassurant de se raccrocher aux anciennes façons de faire. J’ai peur que les entreprises ne se posent pas de question sur leurs managers, et s’acharnent plutôt sur les salariés pour revenir à la situation antérieure. C’est humain.

Mais la situation va exiger autre chose : cette stratégie ne fonctionnera qu’à très court terme, si tant est qu’elle fonctionne. Les entreprises qui envisagent de tout reprendre comme avant sans tenir compte de ce qui s’est passé vont perdre de nombreux talents. J’entends des DRH qui annoncent à l’ensemble de leurs équipes que la récréation est finie et qu’on repart en 100% présentiel, au mépris des recommandations gouvernementales (4 jours par semaine jusqu’au 30 juin, avec possibilité d’assouplir au cas par cas à partir du 9 juin).

Certaines entreprises vont intégrer les transformations, cependant. Je pense que la crise va accroître le clivage : les dirigeants les moins convaincus par la nécessité de changer de management vont s’enfermer davantage dans leur attitude, tandis que ceux qui avaient déjà commencé à bouger vont accélérer le mouvement.

 

Comment va évoluer votre offre en réponse à ces transformations ?

Nous irons encore plus loin dans l’accompagnement de la construction d’une relation entre un collectif et un manager. Les produits étaient déjà là : nous les faisons évoluer pour faire face aux transformations en cours. Davantage de conversation continue,  de collaboratif, d’encapsulation au sein de Teams, de points de contact avec le manager. Nous allons également développer de nouveaux contenus de formation pour apprendre aux managers et aux collaborateurs à faire face à ces nouvelles situations.

 

Qu’est-ce qui va changer dans la gestion des talents ?

La prise en compte des contraintes et des besoins individuels va devenir beaucoup plus forte. Ce sera un impératif pour retenir les talents. Si quelqu’un vous dit, « j’ai un parent malade à Bordeaux dont je vais devoir m’occuper », alors que l’entreprise est à Paris, on ne pourra pas lui répondre comme avant que c’est bien triste pour lui mais qu’on n’y peut rien. Il y aura une forte incitation à construire pour le collaborateur une situation professionnelle qui prenne en compte ses contraintes personnelles et familiales.

Mais cette prise en compte ne se fera pas sans condition. La question se posera comme ceci : comment puis-je respecter les contraintes individuelles tout en intégrant les besoins du collectif ? Une façon de faire est d’accéder à toutes les demandes en espérant que ça ira pour le collectif. Je ne pense pas qu’il faille s’y prendre de cette manière. Si les demandes individuelles ne sont pas concordantes avec les objectifs, l’entreprise ne pourra pas toutes les écouter.

Je crois que le progrès est possible sur les deux fronts. Dans l’entreprise d’avant, la prise en considération des demandes individuelles était plus faible, mais il en allait de même pour les besoins du collectif. Je crois sincèrement que l’on peut obtenir le meilleur des deux mondes : l’épanouissement individuel et le fonctionnement de l’équipe. Pour y parvenir, l’entreprise doit se doter d’une nouvelle boussole.

 

Quel rôle peut jouera l’intelligence artificielle dans cette transformation ?

Pour répondre aux besoins des individus, il faut bien connaître les gens. L’intelligence artificielle permet de mieux connaître les personnes et de leur suggérer des réponses adaptées, même dans une organisation très nombreuse. Nous le faisons déjà chez Talentsoft. Nos solutions de recrutement permettent aux entreprises clientes d’identifier les candidats pertinents en recourant à un grand nombre de critères. En matière de mobilité interne, nos solutions peuvent suggérer aux employés les offres de postes qui répondent le mieux à leurs attentes.

Mais l’intelligence artificielle peut également être utilisée pour renforcer le collectif. Dans le film Le Stratège, le manager d’une équipe de baseball a recours aux services d’un jeune diplômé qui s’appuie sur un algorithme pour constituer une équipe idéale. Sa méthode permet de déceler les meilleures compatibilités, au lieu de chercher à recruter le meilleur joueur à chaque poste. La démarche est couronnée de succès. De la même manière, je crois que l’intelligence artificielle peut aider à construire des collectifs humains qui fonctionnent mieux, au sein des entreprises. Une fois de plus, il ne faut pas opposer IA et humain : ils vont ensemble.

Nous sommes en train de travailler sur cette approche de la construction du collectif grâce à l’IA, même si les entreprises ne nous le demandent pas encore à ce stade.

 

Quels sont aujourd’hui les grands défis de la gestion de la formation ?

Pour moi, il y en a deux : il faut re-centraliser la gestion de la formation, et la raffiner.

Nous arrivons au terme d’une phase au cours de laquelle l’information liée à la gestion de la formation, et à la gestion RH en général, a été dispersée au sein de très nombreux outils innovants extérieurs au SIRH. Un écosystème très riche de start-ups RH s’est créé autour de ces enjeux, pour pallier les manques des solutions existantes, et ces éditeurs recueillent beaucoup d’informations sur les collaborateurs. Nous sommes dans un cycle d’atomisation des solutions RH digitales. Le moment arrive de reconsolider, de recentraliser la gestion de ces données au sein de solutions intégrées ou compatibilisées.

Dans le même temps, cette gestion de l’information doit être raffinée. Ce n’est pas parce qu’on est dans le big data que l’on peut se permettre d’avoir des données de mauvaise qualité. Surtout que dans les RH, et a fortiori dans la formation, le « data » n’est pas si « big » que ça. Il est essentiel de s’assurer que les informations recueillies sur les individus sont pertinentes, pour être en mesure de proposer les solutions de mobilité, de formation ou de recrutement les plus conformes aux attentes.

En résumé, nous quittons une décennie où le processus était roi pour une décennie où la qualité de la donnée prime.

 

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